mardi 24 janvier 2017

Billets-Décès du sociologue Zygmunt Bauman, théoricien de la “société liquide”


Décès du sociologue Zygmunt Bauman, théoricien de la “société liquide”

Auteur d'une oeuvre consacrée aux inégalités sociales, le sociologue d'origine polonaise est mort dimanche à Leeds.

Son concept de modernité « liquide » l'a rendu célèbre dans le monde entier. Marqué par l'expérience fondatrice de l'exil, le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman, a éprouvé une dernière fois l'instabilité de la vie, en s'éteignant dans sa maison à Leeds en Angleterre, le 9 janvier 2017, à l'âge de 91 ans. De 1925 à aujourd'hui, il aura pu voir le monde changer...

Penseur très original, engagé dans son siècle, confronté aux totalitarismes aussi bien qu'à la futilité de son époque, Bauman a écrit autant sur la rationalité de la solution finale (Modernité et Holocauste) que sur la marchandisation du monde et du soi (S'acheter une vie).

Itinéraire inclassable
Attachée au départ à la philosophie, sa sociologie affiche une vaste ambition théorique, mais rétive à l'esprit de système et d'école. Ancêtre possible d'un Slavoj Zizek ou d'une Eva Illouz, volontiers narrative et attentive aux objets du quotidien, elle étonne et séduit par l'éclectisme de ses références : Karl Marx, Antonio Gramsci, Max Weber, Pierre Bourdieu, Hans Jonas, George Steiner ou Richard Sennett, et par la place de ses lectures littéraires, Jorge Luis Borgès et Italo Calvino en tête. Le parcours inclassable de Zygmunt Bauman fut d'ailleurs façonné par sa découverte de l'éthique d'Albert Camus, par « l'intériorisation du cogito de Camus “ je me rebelle donc je suis” » selon ses propres mots : « j'ai appris comment se rebeller en étant armé d'outils sociologiques et comment faire de la vocation sociologique une vie de rébellion ». Fidèle à ses convictions, il épinglera ainsi le « coût humain de la mondialisation », titre d'un livre paru en 1999, et dénoncera les inégalités sociales : Les riches font-ils le bonheur de tous ?, demandait-il encore dans son dernier essai traduit en 2014.

Le monde à l'état liquide
Pour Zygmunt Bauman, l'exclusion est inhérente à la société liquide. A partir des années 1990, le sociologue montre en effet comment, à une ère solide de la modernité – celle des institutions et des producteurs –, a succédé une ère liquide – celle des individus et des consommateurs. La vie de ces derniers s'est fluidifiée au point de devenir précaire, incertaine, changeante. Le monde liquide est ainsi tout à la fois marqué par une extrême liberté mais aussi par une insécurité fondamentale, comme en témoignent les relations amoureuses, analysées par le sociologue (L'Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes). Attentif au phénomène du speed-dating (et son pragmatique adage « S'ils ne vous plaisent pas, vous en êtes vite débarrassés »...), Bauman en synthétise la portée sociale : « La question de la mise au rebut est résolue avant même qu'elle ne soit posée »... Tout ce qui est liquide devient ainsi aisément rebut, miette, comme l'analysent avec force La Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité et Vies perdues. La modernité et ses exclus.

Sagesse désabusée
En inscrivant sa réflexion du côté des exclus, Zygmunt Bauman mêle en définitive sa théorie à sa vie. Celle, diasporique, d'un intellectuel juif confronté aux persécutions antisémites et aux soubresauts de l'histoire. Né en Pologne à Poznan, le 19 novembre 1925, il se réfugie en URSS avec sa famille en 1939, l'année où Hitler envahit la Pologne. Il s'engage dans l'armée polonaise exilée et participe en 1945 à la prise de Berlin, aux côtés de l'Armée rouge... Le jeune communiste retourne alors dans son pays natal à Varsovie où il enseigne un temps la sociologie. Mais victime du régime antisémite, il rend sa carte du Parti communiste en 1968, et fuit une seconde fois, rejoignant l'Angleterre après une halte en Israël à Tel Aviv. En 1971, il est nommé professeur à l'université de Leeds où il enseigne la sociologie jusqu'à sa retraite en 1990. En 1998, il reçoit le prestigieux prix Adorno.

Son style, profond et léger, désabusé mais jamais cynique, reste gravé dans cette leçon de sagesse matérialiste glanée dans Vies perdues : « Les jours comptent autant, et pas un de plus, que la satisfaction que l'on peut en prélever. La récompense que l'on peut espérer et pour laquelle travailler, en étant réaliste, est un jour différent, et non pas un lendemain meilleur. L'avenir est au-delà de votre portée (et en l'occurrence de celle de n'importe qui), donc il faut cesser de chercher le sac d'or au bout de l'arc-en-ciel. Les soucis du “long terme” sont pour les crédules et les imprévoyants. Comme le disent les Français : le temps passe vite, il faut profiter de la vie... Donc il faut essayer de profiter de la vie autant que possible dans les intervalles entre deux voyages aux tas d'ordures »... Message reçu. 


Source telerama
Photo Portrait du sociologue britannique d'origine polonaise Zygmunt Bauman
© Leonardo Cendamo/Leemage

Par Juliette Cerf 

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