vendredi 27 septembre 2019

Lectures Henning MANKELL-Entretien avec Henning Mankell


Entretien avec Henning Mankell

Une page se tourne pour les lecteurs férus des romans policiers de Henning Mankell. Le commissaire Kurt Wallander tire sa révérence. Après vingt ans de vie commune, l'auteur suédois prononce le divorce, sans regrets. L'Homme inquiet, neuvième épisode de la série, publié en septembre, est donc bel et bien le dernier. Henning Mankell, l'homme en colère, l'homme pressé, de passage à Paris cet automne alors que les rues ne désemplissent pas de manifestants, s'en explique tout sourire : il a tant à faire, tant à écrire ! Au risque de déplaire à ses lecteurs, il refuse de céder aux vieilles habitudes, et enterre sa série pourtant connue dans le monde entier. Théâtre, littérature de jeunesse, autres romans, édition, action politique : à 62 ans – l'âge aussi de Wallander –, Henning Mankell est sur tous les fronts. Avec une vitalité contagieuse.

Qui est pour vous Kurt Wallander ?
Un personnage de fiction. Depuis dix ans, déjà, je songeais écrire le dernier roman de la série. La rupture a été plus lente que prévu. Mais elle est dé-fi-ni-ti-ve ! Wallander et moi, nous sommes un faux couple. J'ai toujours gardé ma liberté. La série des Wallander ne représente que le quart de ma production littéraire. Jamais je n'aurais imaginé vivre si longtemps avec ce vieux Kurt. Je n'avais pas l'ambition de créer un personnage qui devienne le Suédois le plus connu du monde. Cela s'est fait malgré moi, ce qui faisait bien rire mon beau-père, l'autre star suédoise, Ingmar Bergman. J'insiste : Wallander n'existe pas ! Si les lecteurs ont besoin de lui, pas moi !

Vous ne l'aimez pas beaucoup, ce Wallander ?
Il a des relations étranges avec les femmes, il est assez misogyne, désenchanté, et même dépressif. Il est seul, mène une sale vie, se nourrit mal, boit trop, ne fait pas d'exercice. Il ne porte sur le monde ni analyses ni critiques radicales. Il est plus conservateur que démocrate. Il a raté le coche de l'engagement politique. Il est tourmenté mais glisse sur ses angoisses. Il n'est pas James Bond, il ne fait rien d'extraordinaire. Il ne fait pas peur, il n'est pas méchant, il souffre des mêmes bobos que n'importe qui. Je l'ai même rendu diabétique... Wallander s'est tricoté de petits arrangements. Il est un peu lâche, il évolue, il doute, il vieillit. Il est populaire en Corée, au Japon, en Argentine, car il est monsieur Tout-le-Monde. Chacun peut se reconnaître en lui. C'est la raison de son succès : il incarne l'homme d'aujourd'hui, un type désemparé. Je l'utilise comme un instrument de musique ou un outil : il me permet de raconter des choses essentielles.

Vous avez bien quelques points communs avec lui ?
Oui, trois. Nous avons à peu près le même âge. Nous avons la même passion pour l'opéra italien. Et nous travaillons énormément, lui comme flic, qui n'a, hélas pour lui, que son commissariat comme point d'ancrage, moi, comme écrivain et citoyen engagé. En dehors de cela, rien.

Comment Kurt Wallander était-il né ?
Dès 1989, j'étais hanté par la xénophobie galopante. Le racisme est un crime. Et qui dit crime dit roman policier. Il me fallait donc un détective. Le polar est le genre littéraire idéal pour mettre en scène les dysfonctionnements de notre société, sans pour autant tomber dans le manichéisme. Un écrivain a, pour moi, le devoir de s'intéresser au monde, d'essayer de le comprendre. Si Wallander était français, ou si moi j'étais français, je l'aurais confronté à la révolution de 1789. Je l'aurais obligé à se poser quelques questions sur la France, le pays des Lumières, qui aujourd'hui expulse les Roms. La France, qui était notre phare, s'est aujourd'hui engagée dans un processus à l'opposé de ce qui la fonde. Tout cela m'accable.

Comment avez-vous mûri la fin de Wallander ?
Malgré tout ce que je vous avoue sur ce personnage, il m'était impossible de le voir mort, encore moins d'écrire cette mort. J'avais envie de me confronter à une peur, qui touche de plus en plus de monde, la sénilité. Wallander, peu à peu, se rend compte qu'il a des trous de mémoire, qu'il perd ses moyens. C'est à la fois une fin tragique et douce. On sait qu'une personne sur cinq terminera sa vie de cette façon, touchée par la maladie d'Alzheimer. La décrépitude me terrifie. S'apercevoir que l'on perd la tête est une chose horrible. Le jour de ma mort, je veux savoir pourquoi j'ai vécu.

Aujourd'hui, vous le savez ?
Je ne suis pas encore gâteux ! Je ne me suis pas, loin de là, mis à la retraite. Me dire que j'ai apporté quelque chose à ce monde, me dire que j'ai essayé de le comprendre, ne serait-ce qu'un tout petit peu... ce n'est pas si mal. Un livre ne va pas changer la face du monde, mais on ne peut rien modifier sans la culture. Un écrivain n'apporte pas de réponses. Il pose des questions. C'est le b.a.-ba. C'est un peu idiot dit comme cela. Mais, s'il le faut, je le répète. Rester curieux, avide de l'autre. S'interroger. Se remettre en cause. Chercher les bonnes questions, les mettre noir sur blanc. Le plus beau roman du monde, c'est Robinson Crusoé. Ce livre pose une unique question : Robinson va-t-il survivre ? Et la réponse est dans le livre – c'est formidable ! Je pense que Jean-Paul Sartre aurait aimé écrire une telle histoire. Robinson Crusoé, c'est de l'existentialisme à l'état pur !

Vous sentez-vous libéré de Wallander à présent ?
Je n'ai jamais été prisonnier de lui. Je dois avoir noirci quelque deux mille pages sur Wallander. Je lui ai consacré beaucoup de mon énergie. Mais il n'y a pas que lui dans ma vie. J'ai créé une maison d'édition en Suède, Leopard Förlag, qui publie des auteurs du tiers-monde, africains, asiatiques. Je séjourne régulièrement au Mozambique, où j'anime une troupe de théâtre.

Qu'est-ce vous lie à l'Afrique ?
Enfant, je rêvais de voir des crocodiles. A 19 ans, je suis parti en Afrique et j'ai rencontré des gens ! J'ai été ému par leur dynamisme. Leur volonté. Leur richesse. Leur accueil. J'ai séjourné de longues périodes à Maputo, où j'animais un atelier de théâtre avec les comédiens du Teatro Avenida. Moins maintenant, car je suis trop accaparé par mes livres, les voyages, la maison d'édition. L'Afrique m'a appris à percevoir les défauts de l'Europe. Son indifférence à la misère. Sa frilosité intellectuelle. J'aimerais avoir l'âme africaine. Mais je suis européen...

L'Homme inquiet sonde l'histoire de la Suède et celle de l'Europe. Une histoire toujours trouble, selon vous ?
Nous vivons aujourd'hui sous domination américaine, à tous les niveaux – que ce soit la culture, l'économie, les relations sociales. Même la Suède, qui, durant la Seconde Guerre mondiale, se dissimulait derrière sa prétendue neutralité. A cette époque, on voulait nous faire croire que le grand ennemi, c'était le communisme. L'Occident est tombé dans le piège de la guerre froide. L'assassinat du Premier ministre suédois Olof Palme (1986) demeure toujours un mystère. Intellectuel, bourgeois et cependant travailliste, il avait pris position contre la guerre du Vietnam, donc contre les Etats-Unis. Etait-il pour cela un agent pro-soviétique ? La Suède n'ose pas regarder son histoire en face et vit dans le mensonge, toujours obsédée par l'espionnage russe, tout en niant le rôle caché des Etats-Unis. Mais si l'on refuse de connaître l'histoire, on ne peut appréhender le futur ! En voiture, il faut regarder dans le rétroviseur pour éviter l'accident, non ? Nos gouvernants ne regardent ni dans le rétroviseur, ni loin devant. S'ils l'avaient voulu, bien des problèmes internationaux auraient pu être résolus. Pendant que je vous parle, mille enfants meurent de la malaria. Que fait-on ? Que font les laboratoires pharmaceutiques, à part gagner de l'argent ? Nous sommes sans boussole. Nous vivons dans le chaos. Nous avons perdu le passé, nous courons après le futur, une nouvelle voiture, une nouvelle femme, de nouvelles vacances.

Aux yeux des Français, ce qu'on appelle le « modèle suédois » apparaît pourtant comme un paradis...
Les belles blondes, la libération sexuelle, la sécurité sociale, c'est une légende. Certes, la Suède reste un pays où il fait bon vivre. Mais c'est une illusion de paradis. Lors des élections législatives de septembre, l'extrême droite a fait une percée spectaculaire. Elle a obtenu vingt sièges au parlement. Partout, en Europe, la haine, le racisme s'installent. C'est le symptôme de pays qui vont mal, économiquement et culturellement. Le conservatisme comme le fascisme naissent de la peur. La peur de l'avenir. L'autre est une menace, l'étranger un bouc émissaire. Les gens s'affolent contre « la montée de l'islam ». C'est oublier que l'islam baigne notre culture européenne. Et que, s'il y a « montée », c'est qu'il y a malaise. Les gens ont recours à la religion pour se protéger, c'est un refuge. Je ne soutiens pas pour autant les extrémismes. Le fanatisme me terrifie.

Cette crainte du fanatisme est au cœur de votre pièce de théâtre Des jours et des nuits à Chartres, qui vient d'être montée à Nice dans une mise en scène de Daniel Benoin...
Mon point de départ est une photo de Robert Capa, prise dans une rue de Chartres, à la fin de l'Occupation. On y voit une femme tondue tenant un bébé dans les bras. Autour d'elle, d'autres jeunes femmes rient, participent à son humiliation. Tondre les femmes qui ont couché avec des Allemands est le premier acte de l'épuration. La femme de la photo, Simone, a échappé au lynchage grâce à quelques Résistants. Longtemps, j'ai cherché comment écrire cette histoire terrifiante, le danger qui toujours nous guette : sombrer dans le fanatisme, la haine, l'exclusion.

Avez-vous toujours été un homme en colère ?
J'ai sur la tête une cicatrice, un coup de matraque reçu par un policier français lorsque j'étais à Paris en 1968. Adolescent, j'ai vite compris qu'il y avait sur terre de mauvaises personnes. J'aime la France mais, en ce moment, je ne décolère pas contre elle. J'ai un dicton qui m'oblige à rester debout : tant que dans le monde une seule personne n'est pas libre ou souffre, personne ne peut être libre ou heureux. J'y crois. Oui, j'ai la rage. C'est pour cela que, en juin dernier, j'ai participé à l'opération « Un bateau pour Gaza ». Je ne comprends pas comment un peuple qui a connu la souffrance peut devenir à son tour un oppresseur. Ce blocus contre Gaza n'est-il pas une forme d'apartheid ? Des gens sont morts dans cette action pacifiste. J'ai écrit alors que je ne voulais plus que mes livres soient traduits en Israël. C'était sous le coup de la colère. Je souhaite évidemment que les Israéliens puissent continuer de lire mes livres.

N'êtes-vous jamais las ?
J'ai vieilli, je vais davantage aux enterrements qu'aux mariages désormais, c'est la vie. Parfois, je suis triste. Mais je sais aussi être heureux : je fais le métier dont je rêvais tout gamin. Je suis seul à ma table de travail, j'écris, et des millions de gens me remercient. Comment pourrais-je être mélancolique ou pessimiste ? Quitte à paraître naïf, je crois à la raison, aux valeurs liées à la philosophie des Lumières. Je crois également à la jeune génération. Les jeunes de 15-20 ans qui viennent de manifester chez vous, en France, me donnent de l'espoir.


Source : Par Martine Laval (Télérama), publié le 20/11/2010


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