lundi 10 novembre 2014

Billets-Quand Zemmour prend les eaux à Vichy


Quand Zemmour prend les eaux à Vichy

Eric Zemmour est indispensable et toujours surprenant, autant par les apparitions télévisuelles auxquelles il se prête avec délectation que par les épisodes historiques dont il se veut le rewriter provocateur. Faisant don de sa pensée à la France, il est nécessaire à tous ceux qui, un peu égarés par la perte des repères politiques, avaient oublié à quel point le révisionnisme de droite pouvait encore sévir à propos d’un passé qui, décidément, ne passe pas.

L’un des chapitres de son dernier livre, Le Suicide français, celui qu’il consacre à l’historien Robert Paxton (p. 87-94) et au livre que celui-ci fit paraître en 1973 (La France de Vichy, éd. du Seuil) est un chef-d’œuvre du genre. Autant par la brièveté – huit pages – que par la singulière agressivité qu’il déploie contre un ouvrage qui fit date. Robert Paxton, dans son livre, démontrait que le régime de Vichy, dès le 10 juillet 1940, s’était non seulement soumis, mais avait recherché la collaboration avec l’Allemagne, mettant en place un projet idéologique et politique qui, depuis longtemps revendiqué par une partie de la droite, accompagnait pleinement la politique d’Occupation. Si ce livre constitua un tournant dans l’historiographie de cette période, c’est parce qu’il réfutait la thèse selon laquelle le régime de Pétain n’avait été qu’un simple « bouclier ». Soulignant l’importance de la législation antisémite du gouvernement de Vichy, Paxton la reliait au projet politique de la Révolution nationale favorable à une collaboration. Il insistait ainsi sur l’appareil bureaucratique qui avait mis en place l’aryanisation des biens juifs et avait développé les modalités faisant des Juifs une monnaie d’échange. Zemmour cite également le livre que Robert Paxton et Michael R. Marrus publièrent en 1981 (Vichy et les Juifs), dans lequel ils estimaient que les mesures antisémites de Vichy avaient été accueillies plus favorablement en France que dans d’autres pays, soulignant ainsi qu’elles s’articulaient avec une opinion générale depuis longtemps antisémite.

Or, contrairement à ce que suggère Zemmour qui parle de la « doxa paxtonienne… avec l’appoint de Klarsfeld », c’est précisément Serge Klarsfeld qui contesta cette version, estimant au contraire qu’à partir de 1942, il y eut bien un retournement progressif de l’opinion publique désapprouvant le radicalisme de Vichy et de ses excroissances administratives comme le Commissariat Général aux Questions Juives créé au milieu de l’année 1941. « Vichy, écrivait Klarsfeld, a contribué efficacement à la perte d’un quart des Juifs de France, les Français, quant à eux, ont contribué efficacement au sauvetage des trois autres quarts » (Vichy-Auschwitz, 1983 et 1985, cité in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, Vichy et les Français, Fayard, 1992). Mais chez l’un comme l’autre, comme chez la plupart des historiens sérieux, l’organisation législative antisémite est bien constitutive du fonctionnement et de l’idéologie du régime de Vichy. La réfutation de Zemmour est simple : si des Juifs français ont été épargnés, c’est parce que le gouvernement de Laval et Pétain, victime des exigences allemandes, avait opté pour une solution intermédiaire : sacrifier les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français. Ce ne serait donc pas seulement les « Justes » qui auraient épargné des Juifs français mais bien, c’est le sens de la plaidoirie de Zemmour, l’habileté politique de l’Etat pétainiste.

Au centre de cette question figurent bien sûr le décret du 3 octobre 1940 adoptant un « statut des Juifs » et la loi du 2 juin 1941 sur un second « statut des Juifs » qui aggravait les dispositions du premier. 75 000 Juifs de France ont été déportés, mais l’essentiel serait donc que beaucoup d’autres, Français, auraient été sauvés même si, au passage, la législation pétainiste les privait de leurs droits, aryanisait l’économie, spoliait les biens et déportait aussi des Juifs nés en France.

« La doxa, continue Zemmour, est édifiée. La thèse reste inchangée. Elle repose sur la malfaisance absolue du régime de Vichy, reconnu à la fois responsable et coupable. L’action de Vichy est toujours nuisible et tous ses chefs sont condamnables ». Et d’établir une « équation paxtonienne : Vichy est le mal absolu ; Vichy, c’est la France ; donc la France est le mal absolu… ». Et quelques pages plus loin (379-385) c’est au tour de Jacques Chirac de recevoir les foudres au motif que dans son discours du 16 juillet 1995, lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, il a reconnu la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vel d’Hiv menée contre plus de douze milles Juifs, (femmes jusqu’à cinquante-cinq ans, enfants à partir de deux ans et hommes jusqu’à soixante ans) effectuée par des fonctionnaires de la police française. Président de la République Jacques Chirac avait en effet affirmé : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 4 500 policiers et gendarmes, sous les autorités de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis ».

Jacques Chirac est alors accusé par Zemmour d’avoir trahi la vision gaullienne sur cette période. De Gaulle avait effectivement persisté dans l’affirmation que le régime de Vichy, illégitime, n’était qu’une parenthèse nauséabonde et ne pouvait incarner ni la République ni la France. Ses successeurs (Pompidou comme Mitterrand) ayant de même professé qu’il fallait que cette page, longue page de quatre années d’Occupation, fût refermée afin de ne pas compromettre l’unité nationale, afin, surtout, de ne pas rouvrir des plaies toujours suppurantes.

Il est stupéfiant de voir avec quelle désinvolture et de manière aussi succincte Eric Zemmour aborde aussi abruptement la question du sort réservé à tous les Juifs, oubliant de citer les historiens (Michel Winock, Pierre Laborie, Denis Peschanski, Pierre Milza, Laurent Joly, Henry Rousso, François Bedarida et alii) qui ont contribué, après Paxton et parfois en pondérant ses développements, à décrypter le maillage politique et idéologique du régime de Vichy, ses responsabilités, la répression acharnée dont il fut responsable, les vecteurs de la mémoire collective sur cette période et les traces du « syndrome de Vichy ». On n’expédie pas de telles questions en huit pages. On n’oblitère pas le basculement de l’opinion qui, à partir de 1942, se dissocia de plus en plus de la politique violemment radicale de Vichy envers les Juifs, entre autres. On n’évoque pas de façon aussi succincte le sort des Juifs sous l’Occupation, « apatrides » ou Français, sauf à vouloir attiser les polémiques sur l’identité nationale. Mieux, on retrouve chez Eric Zemmour les arguments d’une droite démonétisée d’après-guerre qui se fit volontiers amnistiante et amnésique.

Mais pourquoi continuer à chercher midi à quatorze heures ? Dans cette évocation bienveillante du régime de Vichy et cette charge contre Robert Paxton, Eric Zemmour, surfant sur un souverainisme nationaliste un peu caricatural et un antiaméricanisme prononcé, participe pleinement de ce « suicide français » qu’il prétend dénoncer : celui de l’approximation ciblée au motif que « vu à la télé » fera vendre. Exonérer Vichy sur un point aussi crucial que sa politique raciale ne résiste pas à l’examen sérieux. Omettre de s’interroger, comme le fit René Rémond (Le Monde, 5 octobre 1994) sur la vraie question, à savoir la façon dont l’opinion publique percevait, acceptait ou se détachait des mesures discriminatoires, et à quel moment, c’est préférer le bénéfice de l’approximation rapide à l’analyse plus sérieuse et plus ample.

Au rayon de la droite anti-repentance, Zemmour tient boutique, la phrase polémique est une denrée qu’il convoite, celle qui donne le frisson de l’anti-intellectualisme et veut sanctifier des théories tenaces. Ultime regret : que Zemmour cite Jules Michelet (histoire de citer…). On ne saurait trop lui conseiller la lecture des cours au Collège de France que lui consacra Lucien Febvre en 1943-1944 et qui viennent d’être édités (éd. Vuibert). Une époque où Laval, au motif qu’il ne fallait pas séparer les familles, livra également les enfants. C’était ça aussi la « doxa », celle de Vichy.

Source telerama.fr

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