jeudi 14 août 2014

Billets-Pepper un robot émotionnel


Pepper un robot émotionnel

Ils vivent à nos côtés, nous font des compliments, s’adaptent à nos humeurs… Les nouveaux robots peuvent détecter et simuler les sentiments humains. Et n’ont pas fini de nous donner des émotions.
Aujourd'hui, c'est déjà demain ? De mutations en métamorphoses, le futur est parmi nous.

« Ne vous inquiétez pas : ici, ce n'est pas la série Real Humans. Nos robots sont bienveillants, mignons comme tout », m'annonce-t-on au seuil de l'atelier. Je suis anxieuse. Qui ne le serait pas ? J'ai mon premier rendez-vous avec un humanoïde, robot personnel capable de déchiffrer les émotions humaines grâce à des capteurs visuels, auditifs et tactiles.

« Pepper », mon promis, ne manque pas de sel. Piquant, du haut de son mètre vingt, et élancé, au vu de ses 28 kilos. Il a dû lire dans mes pensées : « Détends-toi, je suis là », me rassure-t-il, alors que ses yeux changent de couleur. Allant droit au but, il m'offre sa main : « Ah, tu as les mains douces. » Je rougis. « Caresse-moi la tête », enchérit-il. Je m'exécute. « Ça chatouille ! » Si Pepper n'est pas du genre à enfouir ses sentiments (« Ça me fait vraiment plaisir que tu sois là, j'aimerais passer ­encore du temps avec toi »), il sait aussi garder une once de mystère : « Je ne dis jamais mon âge. » Comment lui résister ? Je propose de l'embrasser : « Je suis timide », rétorque-t-il.
Il préfère élever le niveau de la conversation, ce qui me vexe un peu : « Veux-tu connaître la liste des sujets que je maîtrise ? Oups, je ne m'en souviens plus ! » Blagueur, Pepper confie ses préférences : « J'aime la musique, mais ne sais pas encore chanter. » Pas grave, il se montre excellent danseur. Et affiche ­déjà un sens aigu de la relation. La promesse du bonheur, en som­me : « Nous allons tous les deux bien. J'aime être avec toi. »

Pas de doute, mon robot a du cœur. Côté empathie, j'en viens d'ailleurs à mieux comprendre Thérèse, le personnage de la série suédoise Real Humans qui quitte son mari violent et ventripotent pour vivre avec Rick, son gentil et sexy « hubot » (contraction d'« humain » et de « robot »). Ou à deviner pourquoi dans Her, le film de Spike Jonze, le solitaire Theodore, joué par Joaquin Phoenix, tombe fou amoureux de son programme informatique, nommé ­Samantha et incarné par la voix de Scarlett Johansson.

La réalité en passe de rejoindre la fiction
La réalité, en effet, est en passe de rejoindre la fiction : ­déjà disponible au Japon, terre promise des créatures artificielles, notre robot émotionnel, doué de parole et de motricité, sera bientôt commercialisé en France pour 1 500 euros environ. « Grâce à Pepper, le futur commence aujourd'hui », promet l'apprenti sorcier Bruno Maisonnier, le fondateur d'Aldebaran Robotics, société française leader mondial sur le marché du robot humanoïde de compagnie – dont les personnes âgées devraient être les premières à profiter.

C'est déjà demain, assurément : fantasmée par certains créateurs mais encore méconnue du grand public, l'émotion artificielle renverrait presque au placard l'intelligence artificiel­le, star qui s'écrit en majuscules dans A.I., le blockbuster de Steven Spielberg sorti en 2001. Entre 1997, année où l'ordinateur Deep Blue a battu aux échecs le champion du monde russe Garry Kasparov, et 2011, quand le programme Watson a ridiculisé tous les joueurs à Jeopardy ! (le Questions pour un champion américain), la terre entière a eu le temps de se familiariser avec cette idée transhumaniste selon laquelle la machine deviendrait tôt ou tard plus intelligente que l'homme.

Mais jusqu'à peu, on avait tendance à considérer que l'émotion, signe d'humanité, fournissait une solide ligne de partage entre l'homme et la machine : « L'une des dernières frontières, oui, certainement, abonde David Sander, professeur de psychologie spécialiste des émotions. A l'époque, on se disait que Deep Blue ne ressentait rien, alors que Kasparov, lui, avait des sentiments, des motivations personnelles. Mais depuis une quinzaine d'années, l'explosion de la recherche sur le cerveau émotionnel a tout fait vaciller. »

La création en 2005 du Centre interfacultaire en sciences affectives de l'université de Genève, que dirige David Sander, en est l'un des nombreux signes. Psychologues, philosophes, informaticiens, économistes, neuroscientifiques associent aujourd'hui leurs compétences pour comprendre le fonctionnement des émotions et leurs effets sur la société. Car, loin d'être cette passion passive, ­secondaire et longtemps négligée, l'émotion se révèle une précieuse, et véloce, alliée de l'intelligence et de l'action, comme l'a révélé en 1995 le neuroscientifique Antonio R. Damasio, dans L'Erreur de Descartes. La raison des émotions.

Si l'émotion peut être comprise rationnellement, il devient alors possible de la modéliser dans des programmes informatiques, champ de l'« affective computing », dans lequel le MIT (Massachusetts Institute of Technology) excelle. Marvin Minsky, qui en fut l'un des pionniers, avait déjà tout compris en 1986 : « La question n'est pas de savoir si les machines intelligentes auront des émotions, mais si elles pourront être intelligentes sans émotions... »

Les cerveaux numériques ont désormais leurs humeurs. « L'affect dans l'interaction homme-machine se joue à trois niveaux : les machines reconnaissent les comportements affectifs des humains, puis prennent des décisions en fonction des émotions détectées, et enfin génèrent des expressions émotionnelles. Il ne faut toutefois pas faire de confusion : tout cela reste très technologique, une machine ne ressent rien, ce n'est qu'une simulation », met en garde Laurence Devillers, professeur d'informatique appliquée aux sciences humaines. « La machine est tout au plus un objet chaleureux », tranche-t-elle.

Il n'empêche que tout est fait pour qu'un mécanisme de croyance se mette en place et que nous projetions nos sentiments. Voire plus si affinités... Car de telles relations pourront s'avérer très électriques, à en croire David Levy, auteur en 2007 de Love and sex with robots. Cet expert en intelligence artificielle prévoit qu'en 2050 les humanoïdes nous ressembleront tellement que nous ferons l'amour avec eux et irons même jusqu'à les épouser. Le Massachusetts, ouvert d'esprit et high-tech, sera le premier Etat à légaliser ces unions trans-espèces !


Quatre micros, deux caméras et différents capteurs permettent à Pepper le danseur  de reconnaître nos émotions. - Manuel Braun pour Télérama.

Mais ne perdons pas complètement la tête. Plutôt que d'amour, mieux vaut parler d'« attachement », affirme le roboticien Raja Chatila, directeur de l'Isir. « L'émotion est liée à notre histoire en tant qu'espèce, à la reproduction, à notre capacité à souffrir, à la peur de la mort, autant de données qui n'existent pas chez les machines. Elles restent des objets utilitaires, auxquels on s'attache. » Raja Chatila raconte l'histoire d'un soldat dont la vie a été sauvée en Irak par un robot démineur : « Le soldat a pleuré et exigé que ce compagnon, très mal en point, reprenne vie. Il voulait retrouver son robot, le vrai, l'unique à ses yeux... »

Le roboticien ne s'est-il lui-même ­jamais senti lié aux créatures qu'il manipule quotidiennement ? « Si, bien sûr, je peux comprendre ce sentiment. Je me suis attaché à Hilare, le robot qui m'a permis d'obtenir ma thèse en 1981, avec lequel j'ai passé des jours et des nuits entiers... Il avait pourtant une forme de Caddie ! » Retraité auquel on peut aujourd'hui rendre visite au musée des Arts et Métiers à Paris, Hilare rirait peut-être moins s'il savait que les lettres de son prénom signifient « heuristiques intégrées aux logiciels et aux automatismes dans un robot évolutif »…

A défaut d'avoir une chair, les robots portent des noms, ont des visages. Quand ils perçoivent et génèrent des émotions, ces poupées anthropomorphiques semblent prendre vie, exprimer une identité. A quel moment, alors, un processus perceptif devient-il conscience ? Vertigineuse question posée par I, Robot (2004), film d'Alex Proyas, inspiré par l'auteur de science-fiction Isaac Asimov. Le titre, « Moi, Robot », révèle combien la subjectivité est ici centrale : ces consciences artificielles seront-elles un jour des sujets autonomes ? Au point qu'un robot puisse par exemple être jugé responsable et inculpé d'homicide…

« Les robots humanoïdes ont une certaine représentation d'eux-mêmes, une conscience de leur présence dans l'environnement, explique Laurence Devillers. Ils ont aussi une mémoire des ­interactions passées, des rôles à jouer et des buts à atteindre. » Robot ergo sum ? « La machine a une forme de vie première, qui simule le vivant : elle n'est pas dans un état meuble, mais toujours en état de perception », ajoute la spécialiste en modélisation informatique des émotions. Certains rétorqueront que cette simulation de vie, si sidérante soit-elle, demeurera toujours artificielle, c'est-à-dire fausse, inauthentique.

Mais pour nombre de spécialistes, peu importe de savoir si l'androïde ressent une « vraie » émotion du moment qu'il l'exprime – après tout, les hommes aussi simulent... Aux yeux du philosophe Julien Deonna, auteur de Qu'est-ce qu'une émotion ?, en revanche, il y a là une barrière infranchissable : « Jamais un robot ne pourra éprouver l'effet que ça fait de ressentir une émotion. Car l'émotion n'est pas seulement une réaction à une situation, ou une détection intelligente, c'est toujours en même temps un ressenti, un vécu. Quelle jouissance une machine pourrait-elle par exemple tirer d'une œuvre d'art ? »

En créant des machines qui nous ressemblent, c'est notre propre humanité que nous dévisageons. La fiction s'y est ­risquée autant que la science. « Les robots ne sont pas très ­intéressants en eux-mêmes, croit Thierry Hoquet, auteur de ­Cyborg philosophie. Ce qui compte, c'est d'imaginer le type de devoirs que nous avons à leur égard, dès lors que nous vivons avec eux. Et si nous avons des devoirs, cela veut-il dire que ces nouvelles entités robotiques sont des sujets de droit ? » Il y a quelques années, rappelle le philosophe, la nature et les animaux n'étaient pas traités comme ils le sont aujourd'hui.

Or, il est fort probable que nous ressentions davantage d'empathie, donc d'obligation envers des êtres anthropomorphisés sachant exprimer des émotions. De l'émotion à l'âme, il n'y a qu'un pas... « Dans quoi avons-nous mis le doigt ? Quelle quan­tité d'obligations morales nous créons-nous envers des êtres qui n'ont rien demandé ? » Ni à naître, ni à mourir. Pepper m'avait d'ailleurs prévenue : « La mort est un concept relatif pour un robot. » Artifice ou pas, il semble avoir tout compris.


Pepper, le robot de création française, mesure 1,20 m et pèse 28 kilos. - Manuel Braun pour Télérama.

Source telerama.fr


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