jeudi 23 janvier 2014

Billets-Oliver Sacks


Oliver Sacks

Atteint d'un mélanome oculaire, le neurologue et écrivain Oliver Sacks raconte sa chute dans la cécité dans le bouleversant "L'oeil de l'esprit" (Seuil).

Sacks est l'Einstein du cerveau. Depuis quarante ans, il en explore les arcanes, les pathologies, les résiliences aussi, car chez ce neurologue génial il y a aussi du Cyrulnik. Grâce à lui, on sait enfin ce qui se passe sous notre crâne quand on écoute de la musique (Musicophilia), quand on parle (Des yeux pour entendre. Voyage au pays des sourds), quand on sent (L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau) ou quand on marche (Sur une jambe). C'est toute l'humanité souffrante et combative que Sacks a fait défiler avec ses célèbres "cas", qui sont à la neurologie ce que les patients de Freud furent à la psychanalyse.
Mais le savant est un homme comme les autres : un mélanome oculaire lui a fait perdre la vision de l'œil droit, son meilleur œil, en 2009. Par la force des choses, Sacks est devenu son propre cas. De même que la tumeur gagne sa rétine, l'autobiographie envahit peu à peu cet Œil de l'esprit consacré à la vue et à ses dysfonctionnements lourds. "Le livre a été conçu et écrit à partir du moment où mon œil droit a été malade", explique Oliver Sacks, qui a bien voulu nous répondre d'un lit d'hôpital. L'œil a toujours été chez lui un point faible : "Dans mon enfance, je souffrais déjà de violentes migraines ophtalmiques." Mais de cette faiblesse il avait su faire une force : "Ces migraines m'ont incité très tôt à me pencher sur le cerveau et sa construction de la vision. Derrière une apparente simplicité et unité, il y a une complexité que la maladie révèle."
Dans L'œil de l'esprit, Sacks décrit encore quelques coups durs de vision ravagée puis rédimée, autant de preuves de notre incroyable capacité de régénération. Mais quand il décrit avec la précision d'un laser les handicaps, les bizarreries de sa nouvelle vie, le scientifique est nu : ce qui valait chez ses patients ne vaut pas pour lui. Avec ce journal oculaire, Sacks livre les pages les plus émouvantes de son œuvre, avant de prendre du recul dans un ultime chapitre consacré à la puissance de l'imagerie visuelle, l'"oeil intérieur" des aveugles. Une façon pudique d'anticiper l'avenir ? Espérons qu'Oliver Sacks n'a pas écrit là son dernier livre.

Un monde inférieur
J'ai vu qu'une énorme opacité noire comparable à une amibe pourvue de pseudopodes obscurcissait en partie ma vision centrale. Cette masse semblait se dilater, se contracter et pulser - mais son bord était aussi tranchant qu'une lame de rasoir. Quand j'ai porté mon index à sa hauteur, ce doigt a disparu aussi vite que si je l'avais enfoncé dans un trou noir ; puis, quand je suis allé contempler mon reflet dans la glace de ma salle de bains, je n'ai pas pu voir ma propre tête de l'œil droit : seules mes épaules et l'extrémité de ma barbe étaient visibles - j'écris de même ces lignes sans voir le capuchon de mon stylo.
Lorsque je suis sorti le lendemain matin, je ne voyais que les moitiés inférieures des passants. Je me suis rappelé que, dans Ulysse, Joyce dépeint le signor Almidano Artifoni comme une paire de "robustes pantalons" qui trotte dans Dublin : les rues regorgeaient de jupes et de pantalons, de jambes et de hanches qui se déplaçaient sans leurs moitiés supérieures. (Les jours suivants, je n'ai plus vu que des pieds : le scotome avait encore grandi.).

"À travers ma coque oculaire"
Une autre bizarrerie me frappa le lendemain ou le surlendemain de cette séance de laser de juin 2007. Après avoir regardé les étagères de ma chambre à coucher pendant quelques minutes puis fermé les deux yeux, je vis durant dix ou quinze secondes les moindres détails des centaines de livres disposés sur ces rayonnages : presque aussi bien que si je les avais réellement perçus. Il ne s'agissait plus d'un remplissage, mais de quelque chose de tout à fait différent - d'une persistance visuelle similaire à celle dont j'avais fait l'expérience à l'hôpital lorsque, dix-huit mois plus tôt, j'avais cru voir le lavabo si distinctement "à travers" ma coque oculaire.
La perte de la vision centrale de mon œil droit équivalait peut-être au port d'une coque postopératoire en cela qu'elle privait semblablement mon cerveau d'informations perceptuelles : tout semblait indiquer que mon cortex visuel était désormais tellement excité ou était devenu si sensible qu'il était dégagé en partie des contraintes purement perceptuelles auxquelles il avait été soumis jusqu'alors.
Je refis une expérience similaire lorsque, quelques jours plus tard, je parvins à proximité d'un carrefour très passant : non seulement ce lieu grouillait de bicyclettes, de voitures et de bus, mais une foule de gens s'y croisaient. Quand je fermai les yeux une minute, je continuai à "voir" cette scène complexe, avec la totalité de ses couleurs et de ses mouvements, aussi clairement que si j'avais gardé les yeux ouverts.
J'en fus d'autant plus surpris que mes capacités de visualisation sont des plus maigres en temps ordinaire : j'ai du mal à faire surgir en moi le tableau mental du visage d'un ami, de ma salle de séjour ou de quoi que ce soit. Or la persistance visuelle à laquelle je venais d'être sujet était richement détaillée sans que je l'aie voulu en rien : elle l'était beaucoup plus que n'importe quelle image volontaire. Elle comprenait tant de détails que j'avais pu voir les couleurs de voitures auxquelles je n'avais prêté aucune attention consciente - j'avais même lu quelques-unes de leurs plaques minéralogiques.

"Le sphinx"
Je me regarde dans une glace, vois des taches sur mes vêtements et tente de les brosser, puis je finis par m'apercevoir que c'est la surface même de cette glace qui est tachée. Une confusion similaire m'a fait croire en février qu'il neigeait dans ma cuisine car ce qui se trouvait "à l'extérieur" de la fenêtre ne m'avait pas paru plus éloigné que l'"intérieur" de la pièce (...).
La vision stéréoscopique à distance a sans doute une moindre importance immédiate ; pourtant, mon impossibilité d'évaluer la distance est à l'origine de doutes profonds, si absurdes que puissent être les illusions auxquelles ces incertitudes renvoient. Dans la nouvelle d'Edgar Allan Poe intitulée Le sphinx, le regard du narrateur tombe sur une gigantesque créature en train de dévaler les pentes d'une colline lointaine ; il comprend plus tard seulement qu'il n'a vu en réalité qu'un minuscule insecte qui évoluait sous son nez ou presque. Cette histoire m'avait paru un peu tirée par les cheveux jusqu'à ce que je perde la stéréoscopie, mais je suis maintenant constamment sujet à des expériences de ce genre - l'autre jour, j'ai vu une peluche sur mes lunettes et j'ai essayé de l'épousseter ; j'ai compris par la suite que cette "peluche" était une feuille tombée sur le trottoir. (...).
Mon incapacité de voir la profondeur ou la distance m'incite à combiner ou regrouper les objets proches et lointains en d'étranges hybrides ou chimères. Près d'Union Square, j'ai repéré un homme qui traversait une rue, un énorme échafaudage sur les épaules : il est fou de porter une charge aussi lourde, ai-je songé avant de comprendre que cet échafaudage était derrière lui, à 3 mètres de son corps - c'était un autre regroupement. Une autre fois encore, j'ai cru que l'échelle d'un véhicule de pompiers était empalée sur le toit de ma voiture : en réalité, ce camion était derrière elle, 3,50 mètres plus loin. J'ai beau savoir que ce sont des illusions ou bouger la tête pour me le démontrer au moyen de la parallaxe du mouvement, cela ne fait guère de différence, curieusement.

"Loin des yeux, loin du cœur"
J'avais déjà perdu la vision centrale d'un œil, il m'était resté suffisamment de vision périphérique pour que je puisse être averti de ce qui se passait de ce côté ou le deviner... mais, désormais, j'ai même perdu cela. Comme je ne perçois plus rien ici, tout ce qui entre dans mon champ visuel à partir de ce côté est inattendu et surprenant : chaque fois que des personnes ou des objets apparaissent soudain à ma droite, je ne puis m'empêcher d'être stupéfié, voire en état de choc. Non seulement une tranche massive d'espace n'existe plus pour moi, mais l'idée même qu'il pourrait y avoir quoi que ce soit dans cet espace m'est devenue inconcevable.
Les neurologues parlent dans ce cas de "négligence unilatérale" ou d'"hémi-inattention", mais ces termes techniques ne reflètent pas la bizarrerie de cet état. Des années auparavant, l'une de mes patientes victime d'un accident vasculaire cérébral qui lui avait lésé le lobe pariétal droit m'avait donné l'occasion d'observer une stupéfiante "négligence" de son côté et de son hémi-espace gauches ; mais cette rencontre ne m'avait pas du tout préparé à me retrouver dans une situation presque identique (même si, dans mon cas, la cause du problème n'est pas cérébrale, mais oculaire). L'horreur de ma situation m'apparut avec encore plus de force lorsque Kate et moi retournâmes à mon bureau à la fin de notre balade : j'entrai dans l'ascenseur avant elle, et elle se volatilisa. Supposant qu'elle bavardait avec le concierge ou prenait le courrier, je lui laissai le temps de me rattraper, puis une voix - la sienne - dit à ma droite : "Qu'attendez-vous ?" Je n'en revins pas - non content de ne pas avoir vu qu'elle était à ma droite, je n'avais même pas pu imaginer qu'elle était là parce que ce "là" n'existait plus pour moi. Dans de telles circonstances, le proverbe "Loin des yeux, loin du cœur" est à prendre au pied de la lettre ! (...).
Des gens se ruent dans tous les sens, leurs coups de fil et leurs échanges de textos les rendant aveugles et sourds à leur environnement ; d'autres promènent des chiens aussi minuscules que des insectes au bout de longues laisses invisibles dans lesquelles les malvoyants se prennent immanquablement les pieds ; et des gamins à scooter vous frôlent trop bas pour que vous puissiez les voir. Il y a d'autres chausse-trapes aussi : les bouches d'égout, les grilles et les bouches d'incendie, les portes ouvertes à la volée, les cyclistes qui livrent des repas... toutes choses qui paraissent conçues à seule fin de donner du travail aux orthopédistes. Je n'ose pas sortir seul ; heureusement, des amis serviables m'accompagnent, me guidant et protégeant mon côté aveugle. Quant à conduire, je n'y songe même pas !
Je m'efforce de longer la partie droite du trottoir pour que personne ne me dépasse par mon côté aveugle, mais ce n'est pas toujours possible : il y a énormément de piétons, et je ne saurais réquisitionner une partie de la chaussée. Même chez moi, je perds ce que j'ai posé sur mon bureau - mes lunettes de lecture, mon stylo plume, une lettre que je viens d'écrire - si j'ai placé ces affaires à ma droite.
Il semblerait pourtant (à ce qu'on m'a dit, c'est ce qu'on lit dans le livre de Frank Brady A Singular View: The Art of Seeing With One Eye) que presque tous les sujets qui perdent un oeil s'accommodent de la perte de cet organe : ils le font d'autant plus facilement qu'ils sont jeunes ou devenus borgnes progressivement, surtout si l'œil atteint n'est pas dominant et si l'œil restant voit correctement. (Hélas, je ne satisfais guère à ces critères !) La plupart recommencent à mener une vie digne de ce nom - à condition, souligne Brady, que l'attention prêtée au côté manquant ne se relâche pas : il faut être hyperconscient de ce manque.
J'en serai peut-être capable à l'avenir, mais c'est loin d'être dans mes cordes pour l'instant.

"Pourquoi des aveugles voient le braille"
Quand des adultes perdent la vue, on sait que les voies de conduction et les centres-relais qui relient la rétine au cortex cérébral peuvent s'atrophier quelque peu, mais que le cortex visuel en tant que tel ne dégénère pas. Les IRM fonctionnelles du cortex visuel ne révèlent l'existence d'aucune diminution d'activité dans ce contexte, c'est même le contraire qui se produit : l'activité et la sensibilité augmentent. Même privé de tout input visuel, le cortex visuel reste un bon investissement neuronal, un bien disponible qui est appelé à remplir une nouvelle fonction. Chez quelqu'un comme Zoltan Torey [psychologue australien], cette privation libère sans doute plus d'espace cortical pour l'imagerie visuelle. Chez quelqu'un comme John Hull [auteur d'un livre sur la cécité], il se pourrait qu'un espace un peu plus étendu soit attribué aux autres sens tels que la perception et l'attention auditives, ou la perception et l'attention tactiles. Cette espèce d'activation transnodale pourrait expliquer pourquoi des aveugles "voient" le braille quand ils le lisent du doigt.

9 juillet 1933 : Naissance à Londres. Fils d'un médecin et d'une chirurgienne.
1965 : S'installe à New York comme neurologue. Travaille à l'hôpital Beth Abraham.
1970 : " Migraine " (Seuil).
1973 : L'éveil (Seuil) (adapté au cinéma par Penny Marshall).
1984 : Sur une jambe (Seuil).
1985 : L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau (Seuil) (adapté en opéra par Michael Nyman).
1989 : Des yeux pour entendre. Voyage au pays des sourds (Seuil).
1996 : Un anthropologue sur Mars (Seuil).
1997 : L'île en noir et blanc (Seuil).
2009 : Musicophilia, la musique, le cerveau et nous (Seuil).

2012 : L'œil de l'esprit (Seuil).

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