mercredi 11 décembre 2013

Billets-L'apprentissage des maths


L'apprentissage des maths

L'apprentissage des maths, un problème à résoudre.
Depuis la Révolution, la France a choisi les maths pour dénicher ses futures élites. Mais, souvent aride, leur enseignement rebute. Peut-on leur rendre un peu de magie ?

 Comment j'ai détesté les maths : voilà un titre (celui du film d'Olivier Peyon, sorti en salles le 27 novembre) qui parle à tout le monde. Moins une question, d'ailleurs, qu'un constat clinique sur la place des mathématiques dans notre pays : Olivier Peyon a haï les maths, et des millions de Français ont fait comme lui, à Paris, Lille ou Marseille, hier comme aujourd'hui. Une détestation quasi « naturelle » qui paraîtrait incongrue à des Chinois – parce qu'en Chine, personne ne hait les maths. En France, si. Depuis longtemps.
Pour l'historien des mathématiques Jean Dhombre, le terreau occidental dans lequel ont poussé l'algèbre et la géométrie est en effet empoisonné. « Aristote, le père de tous les professeurs, disait pis que pendre des mathématiques, explique ce professeur à l'EHESS. Les maths, c'était l'abstraction hors de la vie. Or, l'harmonie, la capacité à vivre avec les autres ne peuvent dépendre d'une abstraction : il n'y a pas de triangles dans la nature ! » Cette défiance originelle se double vite d'une raillerie froide, cette fois littéraire : « Les Grecs se moquaient de l'esprit du mathématicien, ce type qui se crée des problèmes inutiles, comme la fameuse quadrature du cercle évoquée par Aristophane dans Les Oiseaux. » Le pli est pris : le matheux, tout comme l'avare avec son trésor ou l'astrophysicien qui, à force de regarder le ciel, finit par tomber dans le puits, sera l'homme d'une idée fixe. Cette réputation de vivre dans un monde à part le poursuivra longtemps – Rabelais ou La Fontaine rient eux aussi de cet hurluberlu occupé à des choses irréelles – et puisque les maths isolent du monde, on ne les enseignera pas. CQFD.

  • Un outil de sélection
Tout change en 1789. Que Robespierre, meilleur élève parmi les révolutionnaires, n'ait jamais ouvert un livre de mathématiques n'empêche pas la Révolution de faire entrer les maths à l'école et, plus important, d'en faire une discipline hautement sélective. 1794 : création des écoles Polytechnique, Normale et des Arts et métiers ! Le calcul est politique : « L'idée est de juger les gens avec un thermomètre neutre, explique Jean Dhombre. De ne plus les classer en fonction de leur naissance ou de leur habileté à manier l'épée, mais sur leur capacité à maîtriser les maths. » Laplace, Monge, Carnot et Fourrier – révolutionnaires et forts en maths – donnent l'exemple. Les maths décollent. Leur usage comme principe d'évaluation égalitaire suit son bonhomme de chemin tout au long du XIXe siècle, avant de connaître un formidable succès après la Seconde Guerre mondiale : « Pendant l'Occupation, toutes les élites avaient flanché et soutenu Pétain, rappelle Dhombre. On se demande alors : comment choisir à l'avenir des élites qui ne commettent pas les mêmes erreurs ? Avec les maths ! »
A partir des années 1970, les maths se veulent encore plus égalitaires. On les dit « modernes ». En changeant l'approche et le vocabulaire de la discipline, on espère les rendre plus « pures » mathématiquement et plus accessibles aux classes populaires. Mais c'est tout le contraire qui se produit ! Elles sont devenues plus élitistes, abstraites et incompréhensibles que jamais, pour les élèves comme pour… leurs profs. Elles ont même remplacé le latin et la dictée dans le rôle du « briseur de rêves », ce juge de paix qui sépare le bon grain (hier les forts en thème ; les matheux aujourd'hui) de l'ivraie (les autres). Des milliers d'élèves, qui se rêvaient médecin, vétérinaire ou pilote, se voient fermer la porte parce qu'ils ne comprennent rien au jargon « moderne ». 
« Trouver des mots pour décrire des images mentales ­– autrement dit expliquer les maths – est une chose difficile », reconnaît François Sauvageot. Professeur en mathématiques supérieures (math sup), ancien de Normale sup et de Princeton et viscéralement opposé à la sélection par les maths, il ne se fait pas à l'idée que sa passion traîne une réputation d'aridité alors que lui la voit si accueillante. Mais il le comprend : « En France, on enseigne les maths dans un langage codé, un jargon austère qui isole l'élève : on ne se demande pas concrètement comment se reproduisent les lapins, on théorise immédiatement avec la suite de Fibonacci ! »
A Nantes, où il enseigne, Sauvageot a créé un one-maths-show qui rend les problèmes de maths amusants et surtout palpables (comme le font d'ailleurs les Chinois dès l'école primaire) ! Il attaque la topologie algébrique par les nœuds du magicien Houdini, demande à ses élèves « comment accrocher un tableau avec trois clous, avec la certitude que le tableau tombe si on en enlève un », et si l'énoncé faire rire les élèves, assure-t-il, c'est gagné. Objectif déclaré : que les élèves comprennent mieux le monde, la société, les assiettes des impôts ou les modes électoraux, toutes choses qui ont une implication mathématique pour qui veut/peut bien la voir : « Prenez le système électoral uninominal à deux tours, propose Sauvageot. Par définition, ce système tue le centre, fait monter les extrêmes et radicalise les deux camps. C'est mécanique ! » Pardon : mathématique.
Mais les ruisseaux buissonniers ne changent pas le cours du fleuve : le prof d'élite reconnaît qu'il passe beaucoup plus de temps sur des exercices barbants, dans l'optique des concours de fin d'année, que sur l'étude du zéro et de l'infini. Conclusion footballistique, comme le dit un des protagonistes du film d'Olivier Peyon, la façon dont on enseigne les maths dans notre pays : « C'est comme si on demandait à un joueur de foot de faire cinq années de jongles avant de l'autoriser à jouer son premier match » !

  • Plus qu'une matière, le reflet de notre vie
La cicatrice aristotélicienne est mal refermée. Et s'il n'y avait que l'histoire ou les techniques d'enseignement glaciales pour expliquer le désamour tenace des écoliers français ! Mais l'inconscient s'en mêle... et l'équation devient quasi insoluble. C'est une des pistes de travail de la psychopédagogue (spécialisée en maths) Anne Siety. Les mots des maths, explique-t-elle, sont lourds de sens, et nous touchent de plus près qu'on ne croit : « Ecoutons ce vocabulaire. On entend : "repère", "identité remarquable", "zéro", "vide", "infini", "dériver", "opération", "matrice", "complexes", "racines", "origine"… Autant de termes qui parlent de l'humain dans ce qu'il a de plus intime. » L'abstraction des mathématiques nous amène à remplir ces termes d'un contenu personnel, sans même que nous nous en apercevions. Les blocages que nous rencontrons en maths nous parlent de nous. Il faut les écouter. Et Anne Siety de raconter l'histoire d'un garçon de 12 ans qu'on croyait incapable de calculer. En fait, il se trompait chaque fois que le résultat attendu était négatif. Jusqu'à ce qu'il parvienne à dire, en larmes, que trouver un nombre négatif, c'était comme perdre aux billes. Avec ses copains, chaque fois qu'une partie de billes tournait mal pour lui, il modifiait la règle du jeu.
 Un discours analytique qui fera peut-être sourire les incrédules. Pourtant, bien des nœuds se défont quand on prend soin d'écouter les jeunes victimes de l'algèbre et de la géométrie : « Leur grande question, c'est : à quoi servent les maths ? », poursuit Anne Siety. Ils y répondent en répétant consciencieusement ce qu'on leur a dit, que « les maths, c'est très important, pour construire des fusées, pour acheter le pain... » Une ritournelle qui pèse. Quand on fait remarquer à un élève que peut-être les mathématiques ne servent à rien – ou du moins ne lui servent à rien pour l'instant –, son soulagement est immédiat. Il se demande alors ce qu'il pourrait y trouver. Il est mûr pour le détricotage, long et plein d'imprévus, du filet qui l'empêchait de comprendre.


« En fait, jusqu'en terminale scientifique, les maths racontent ce qu'on sait déjà – traduit en théorie abstraite, rappelle Anne Siety. Les rotations, on les connaît depuis qu'on est monté sur un manège ; le point d'inflexion d'une courbe, on en fait l'expérience sur les toboggans. Il s'agit juste de retrouver à quel endroit c'est rangé en nous. Et de comprendre qu'un bon élève en maths, ce n'est pas nécessairement celui qui trouve du premier coup – c'est souvent celui qui accepte d'errer avant d'arriver à la solution. » Errer pour transformer ces maths froides, lestées par la grande histoire et nos (par)cours particuliers, en un lieu accueillant, joyeux. Errer pour (re)découvrir qu'en fait, faire des maths, c'est délicieux.



 Illustration : Jean Julien pour Télérama
Source Télérama

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