mardi 19 novembre 2013

Billets-Doris Lessing


Doris Lessing

C'était en 2003, quatre ans avant son Prix Nobel. Didier Jacob avait rendu visite à l'auteur du "Carnet d'or", qui vient de mourir à 94 ans. Elle lui avait parlé de sa jeunesse, du communisme, de la guerre en Irak, de Tolstoï... et d'Harry Potter

C'est une merveilleuse grande dame alerte qui s'assèche sans vieillir, comme étrangère au temps qui harcèle ses contemporains. Doris Lessing, regard apaisé mais espiègle, rires de collégienne qui pouffe de ses bonnes blagues, a vécu tant de vies qu'on ne saurait les dire toutes: témoin engagé, femme indépendante, voyageuse intrépide, romancière classique et monument historique que seuls les Nobel, butés comme des ânes, s'obligent curieusement à ne pas visiter.
Dans son nouveau livre, l'auteur du «Carnet d'or» se raconte dans les années 1960, sous le couvert de la fiction: comédienne de théâtre de second plan, journaliste par obligation, Frances Lennox est divorcée d'un militant communiste pur Marx, Johnny Lennox. Elle habite dans la maison de sa belle-mère, qui héberge également ses deux petits-enfants, Andrew et Colin. La dure vie des femmes, la catastrophe du Vietnam et le drame de l'Afrique: entrez dans le décor de ce livre-miroir, qui ne cesse de montrer son auteur plus belle face à la tragédie.

  • Le Nouvel Observateur Vous vivez ici, dans ce quartier de Londres où les rues portent toutes des noms empruntés à la mythologie antique: Achille, Ulysse, Agamemnon. Comme si vous aviez souhaité vous tenir à l'écart de la modernité...
Doris Lessing C'est un hasard, bien sûr. Un voyageur anglais, qui avait autrefois séjourné en Abyssinie, a fait l'acquisition, vers 1850, des terres de ce quartier, qui n'était pas construit alors. Ce type avait reçu une éducation très classique, d'où le nom des rues. Oui, cela ajoute au charme de cet endroit. 

  • Votre nouveau roman se situe dans les années 1960, et raconte avec nostalgie la vie difficile d'une mère de famille. Pourquoi ?
Doris Lessing  Il y avait une générosité, dans les manières d'alors, qui a complètement disparu. On pouvait frapper chez quelqu'un que l'on connaissait à peine, et venir s'installer chez lui pendant des semaines. Beaucoup de jeunes gens sont venus ainsi séjourner dans ma maison. Une telle liberté serait impensable aujourd'hui. Ce qui ne veut pas dire que le conformisme ambiant n'était pas très pesant: il fallait parler un langage convenable et porter des vêtements adéquats pour faire partie du club. Songez qu'on était, de plus, en pleine guerre froide. La langue de bois, la paranoïa... Mais les jeunes gens de l'époque ont commencé à en rire. Ce fut une génération très irrévérencieuse. Ils ne supportaient plus, au fond, qu'on leur parle de la guerre.

  • Vous vous souvenez de votre quotidien de femme écrivain, pauvre, deux fois divorcée, dans l'Angleterre de l'époque ?
Doris Lessing  Mais le pire, pour moi, furent les quatre années qui avaient précédé mon installation, alors que je vivais encore en Rhodésie et que je cherchais à gagner l'Angleterre, juste après la fin de la guerre. Il y avait très peu de navires en partance. Et mon second mari, Gottfried Lessing, qui était allemand et communiste, avait demandé la nationalité britannique. Je ne pouvais divorcer sans compromettre ses chances de l'obtenir. J'ai demandé le divorce à la minute même où il est devenu anglais. Mais l'attente a été terrible.

  • Quelles ont été, avec le recul, les années les plus heureuses de votre vie ?
Doris Lessing  Ces années 1960 probablement. Nous avions tant souffert au cours de la décennie précédente. J'étais arrivée à Londres en 1949, complètement fauchée. La ville était grise, sombre, triste. Les murs n'avaient pas été repeints depuis la guerre. Il y avait des pâtés de maisons qui étaient encore par terre. Les enfants adoraient ça, d'ailleurs, parce que ça faisait de merveilleux terrains de jeux. Mais pour les parents... Les magasins fermaient à 17 heures, il fallait trouver une école. On a oublié tout ça, la dure vie des mères.
Et puis, en quelques années, la situation s'est retournée. A la fin des années 1950, le pays était sur pied, l'économie tournait à plein régime, il y avait des cafés dans les rues, des magasins mieux achalandés, des restaurants indiens, chinois, où les gens désargentés se retrouvaient. Tout allait mieux. Sauf peut-être en Allemagne. Je me souviens de paysages apocalyptiques. Des villes entières rasées. Le néant absolu.

  • Votre second mari, Gottfried Lessing, était un communiste actif, comme Johnny Lennox dans le livre. Vous-même avez cru en la révolution ?
Doris Lessing  Oui, j'y ai cru, comme tous les gens de ma génération. Nous étions fous. Le communisme était une aberration. Nous pensions sincèrement, même les plus intelligents d'entre nous, que l'injustice, le racisme et la pauvreté allaient être abolis dans les dix ans. Cette foi était, je crois, une manière d'oublier les horreurs de la guerre.
Je me souviens avoir été à Paris pour assister à une réunion du Parti. La personne qui m'a introduite, en 1951 ou 1952, était Tristan Tzara, le grand surréaliste, charmant homme au demeurant. Tzara m'a fait passer un interrogatoire, puis il m'a emmenée rive gauche où, avec un laissez-passer spécial, j'ai pu pénétrer dans la place. C'était comme la messe. Les gens chuchotaient, se regardaient en coin. Et de quoi parlaient-ils? De réunir de l'argent comme à une vente de charité. Les hommes portaient tous des vêtements militaires, tandis que les femmes, très élégantes, semblaient toutes sortir d'une soirée chic.

  • Vous êtes née dans l'ancienne Perse, l'Iran actuel, vous avez vécu en Rhodésie, aujourd'hui le Zimbabwe. Ce monde a disparu. Cela vous attriste ?
Doris Lessing  Je ne vis pas dans le passé. Ce qui m'attriste, c'est que le Zimbabwe, autrefois très prospère, est en ruine aujourd'hui. Les animaux ont été mangés parce que les gens avaient faim, les arbres abattus. Tous les Noirs qui peuvent partir du Zimbabwe s'en vont, en Nouvelle-Zélande, en Australie, au Canada. Un million d'entre eux se sont exilés en Afrique du Sud. Qui aurait pu prévoir une telle chose? Ce pays avait tout.
J'aurais juré de sa réussite si on m'avait demandé de parier sur la prospérité d'une nation. Tout cela à cause d'un seul idiot, Mugabe, et des gens corrompus qui l'entourent. La vérité, c'est que Mugabe est un pleutre. En 1982 ou 1983, il avait décrété que la classe dirigeante ne pourrait détenir plus d'une propriété. Ce qui n'a pas empêché la plupart d'entre eux de tout acheter, fermes, hôtels, tout le pays. Il les a laissé faire. Il a plié devant eux, et les a soudoyés. Comme l'armée qui le soutient. 

  • Vous vous tenez très au courant de l'actualité ?
Doris Lessing  Oui, c'est un besoin vital. Parfois je vais chez le marchand de journaux et je les achète tous.

  • Vous avez récemment critiqué Tony Blair en des termes très sévères. Pourquoi ?
Doris Lessing  Parce qu'il n'est pas à la hauteur du job. C'est un petit homme. Pourquoi avoir mordu à l'hameçon de cette guerre? Je pense qu'il n'est pas très brillant. C'est un enfant des années hippies. Il y a cette photo de lui avec des cheveux longs et un banjo, c'est à pleurer. Je ne pense pas qu'il ait jamais lu un livre. Le pire, c'est qu'il est amoureux des gens importants. Je pense qu'il a dû avoir un problème avec son papa.

  • L'Angleterre n'aurait pas dû participer à la guerre en Irak ?
Doris Lessing  Je ne le crois pas. Nous nous sommes débarrassés de Saddam, mais à quel prix! De même pour les talibans en Afghanistan. Nous savons sans doute libérer certains pays de leur dictateur, mais pas les administrer après. En réalité, Bush et Blair ne savent pas ce qu'ils font. Bush est chrétien, il va à la messe le dimanche, il pense que Dieu lui parle. Ce sont les individus les plus dangereux. Sa conscience est lavée de toute culpabilité quoi qu'il fasse. Il ne dira jamais: «J'ai fait une erreur.» Bévue après bévue, il n'y a pas un soupçon de regret dans sa voix. Et tout l'argent qu'il gaspille...

  • Que pensez-vous de l'hystérie «Harry Potter» ?
Doris Lessing  J'en suis ravie. Les enfants se remettent à lire, quel miracle! J'en ai parcouru moi-même un tome. Mais «Harry Potter» n'a pas été vraiment écrit pour moi, n'est-ce pas?

  • Quelles ont été vos plus grandes émotions de lectrice ?
Doris Lessing  J'avais une vingtaine d'années quand j'ai lu tous les Russes. J'ai découvert aussi Virginia Woolf, Proust et Stendhal, que j'adore. Lire était un moyen de fuir la cauchemardesque société rhodésienne. Si j'ai tant aimé Tolstoï et Dostoïevski, c'est d'ailleurs que la société prérévolutionnaire, en Russie, ressemblait étrangement à la société africaine sous domination blanche.
Les Blancs avaient une attitude sentimentale vis-à-vis des Noirs, qu'ils opprimaient en même temps. Mon père créditait toujours les Africains d'une sorte de sagesse paysanne essentielle, à tort selon moi. Or, dans «Anna Karénine», le personnage de Lévine pense aussi que les paysans ont une manière à eux, primitive, mystique, de comprendre la vie. Ce sont deux mondes très similaires. Et songez aux «Possédés», aux nihilistes de Dostoïevski. Tout est là, tout le terrorisme moderne.

  • Avez-vous le sentiment que la vie a passé trop vite ?
Doris Lessing  Oh oui ! J'ai l'impression d'avoir rangé il y a seulement quelques jours mes cartes de vœux de l'année dernière; et il faut les envoyer de nouveau. Quand on est enfant, les jours nous paraissent interminables. Puis tout s'accélère. Nous ne vivons pas le temps de la même manière quand nous vieillissons. Je n'arrive pas à le croire: nous sommes déjà lundi, mais nous venons d'être lundi !

  • Il y a quelque chose après la mort ?
Doris Lessing  Probablement un peu de notre esprit qui va quelque part. Un peu de l'essentiel de nous-mêmes, mais ne me demandez pas quoi. C'est dans toutes les religions. Il doit bien y avoir un fond de vérité. Le problème, c'est qu'aucun mort n'est jamais revenu pour discuter de la question.

  • Si votre esprit, après la mort, subsiste sous une forme quelconque, qu'est-ce qui lui manquera le plus de son passage ici ?
Doris Lessing  Toute l'intrigue de la vie. C'est ce qui me manquera. La bataille du bien et du mal. Et nul ne gagne jamais. Quelle pièce de théâtre ! Oui, cela me rendra nostalgique. Mais peut-être joue-t-on cette pièce aussi là-haut, qui sait ?


Propos recueillis par Didier Jacob
Source nouvelobs.com

Née en Perse en 1919, DORIS LESSING est morte ce 17 novembre 2013 à l'âge de 94 ans. Elle a grandi dans la brousse au sud de la Rhodésie. Enfance difficile. Elle part à 13 ans du pensionnat pour jeunes filles de Salisbury, et se jure de quitter le pays. Deux mariages, trois enfants. En 1949, elle s'installe en Grande-Bretagne. Elle est l'auteur de plusieurs dizaines de livres, dont "le Carnet d'or" et "Vaincue par la brousse". Lauréate de très nombreux prix, dont le prix Nobel 2007, elle a refusé d'être anoblie par la reine d'Angleterre.

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