jeudi 3 octobre 2013

Billets-Seymour Hersh


Seymour Hersh

Les médias américains sont "lamentables"
Le lauréat du prix Pulitzer explique comment sauver le journalisme. La presse devrait "virer 90 % des rédacteurs et promouvoir ceux qui sont incontrôlables".  

Seymour Hersh a des idées radicales pour sauver le journalisme. Il faut fermer les rédactions de NBC et ABC, licencier 90 % des rédacteurs de la presse écrite et revenir à la mission fondamentale du journaliste qui doit, soutient-il, défendre un point de vue extérieur.
Il en faut peu pour qu'il s'enflamme. Hersh, le journaliste d'investigation qui hante les présidents américains depuis les années 1960, a même un temps été décrit par le Parti républicain comme "ce qui se rapproche le plus d'un terroriste dans le journalisme américain".
Le caractère timoré de ses collègues l'exaspère, de même que leur incapacité à remettre en question la Maison-Blanche et à se faire les messagers de la vérité, aussi impopulaire soit-elle.
Et ne lui parlez pas du New York Times qui, dit-il, passe "beaucoup plus de temps à apporter de l'eau au moulin d'Obama que je ne l'en aurais cru capable". Ni de la mort d'Oussama Ben Laden. "Rien n'a été fait sur cette affaire, c'est un énorme mensonge, il n'y a pas un seul mot de vrai", déclare-t-il à propos du raid épique des Navy SEALs en 2011.

"Le gouvernement Obama ment de façon systématique"
Hersh travaille sur un livre qui traite de la sécurité nationale, et il y consacre un chapitre à la mort de Ben Laden. Il affirme qu'un rapport remis il y a peu par une commission pakistanaise "indépendante" ne tient pas la route. "Les Pakistanais publient un rapport, ne me lancez pas là-dessus. Disons les choses comme ça, les Américains ont joué un rôle considérable dans sa rédaction. Ce rapport, c'est de la merde," lâche-t-il en laissant entendre que son prochain livre contiendra des révélations.
Le gouvernement Obama ment de façon systématique, soutient-il, et pourtant aucun des titans des médias américains, que ce soit les chaînes de télévision ou les grands journaux, n'ose le défier. "C'est lamentable, ils sont plus qu'obséquieux, ils ont peur de s'attaquer à ce type [Obama]", grince-t-il dans un entretien accordé à The Guardian.
"Il fut un temps où, quand on se trouvait dans une situation où il se passait quelque chose de grave, que le président et ses sbires avaient la haute main sur le récit des événements, on pouvait être à peu près sûr qu'ils [les médias] feraient tout leur possible pour raconter les faits. Plus maintenant. Maintenant, ils profitent de choses comme ça pour voir comment faire réélire le président."
Il n'est même pas sûr que les révélations récentes sur l'étendue et la sophistication du système de surveillance de la National Security Agency (NSA) auront un impact durable. Il reconnaît qu'Edward Snowden, le lanceur d'alerte de la NSA, a "bouleversé la nature même du débat" sur la surveillance. Il ajoute que d'autres journalistes et lui avaient écrit sur cette question, mais Snowden a joué un rôle essentiel en fournissant des preuves circonstanciées. Malgré tout, il doute que ces révélations entraînent un changement de politique de la part des autorités américaines.
"Duncan Campbell [journaliste d'investigation britannique qui a dévoilé l'"affaire du zircon" dans les années 1980], James Bamford [journaliste américain], Julian Assange, The New Yorker, moi, nous avons tous écrit sur l'idée qu'il y a une surveillance constante, mais lui [Snowden], il a fourni des documents et ça a bouleversé la nature même du débat ; maintenant, c'est une réalité", poursuit Hersh.

"Le monde est plus que jamais dirigé par des abrutis finis"
"Mais je ne sais pas si ça changera quoi que ce soit à long terme, le président répétera toujours 'Al-Qaida ! Al-Qaida !' devant les électeurs et les deux tiers d'entre eux continueront à être favorables à ce genre de surveillance complètement stupide", poursuit-il.
Invité vedette des cours d'été de la City University de Londres sur le journalisme d'investigation, Seymour Hersh est au centre de toutes les attentions. A 76 ans, le vieux briscard ne se ménage pas et raconte anecdote sur anecdote, se rappelant du journalisme de son temps et de la révélation du massacre de My Lai [au cours duquel 400 Vietnamiens ont été exterminés, en avril 1968, par une unité de l’armée américaine], expliquant comment il a obtenu les photos des sévices sur les prisonniers irakiens d'Abou Ghraib et ce qu'il pense d'Edward Snowden.
Malgré ses inquiétudes sur le manque d'audace des journalistes aujourd'hui, le métier lui semble encore offrir quelque espoir de rédemption. "J'ai une vision un peu heuristique du journalisme. Je pense que nous pouvons être une source d'espoir parce que le monde est plus que jamais dirigé par des abrutis finis. Non pas que le journalisme soit toujours fantastique, il ne l'est pas, mais au moins nous offrons une porte de sortie, un peu d'intégrité."

Watergate, Cambodge, Abou Ghraib
L'histoire de sa découverte du massacre de My Lai est un hymne à la ténacité et au journalisme de terrain de la vieille école. Cela se passait en 1969. Hersh venait d'être tuyauté sur un chef de section de 26 ans, William Calley, accusé de plusieurs meurtres par l'armée.
Au lieu de décrocher son téléphone pour parler à un attaché de presse, Hersh prit sa voiture et partit à la recherche du jeune soldat sur la base de Fort Benning, en Géorgie, où Calley était censé être détenu. Il alla frapper à toutes les portes du vaste complexe, n'hésitant pas à faire de l'esbroufe et à taper du poing sur la table en criant : "Sergent, je veux voir Calley maintenant !"
Ses efforts finirent par payer avec la publication de son premier article dans le St Louis Post-Despatch, qui était alors diffusé dans tout le pays, et lui valut un prix Pulitzer. "J'ai écrit cinq articles. J'ai demandé 100 dollars pour le premier. The New York Times (NYT) m'a payé 5 000 dollars pour le dernier."
Embauché par le NYT pour suivre le scandale du Watergate, Hersh finit par traquer Nixon au sujet du Cambodge. Près de trente ans plus tard, il faisait de nouveau les gros titres de la presse mondiale avec la révélation des abus commis sur des détenus irakiens dans la prison d'Abou Ghraib.

"Notre travail, c'est de découvrir la vérité par nous-mêmes"
Son message à l'attention des étudiants en journalisme est clair : ne comptez ni les heures, ni les kilomètres. Il savait ce qui se passait à Abou Ghraib cinq mois avant de pouvoir écrire à ce sujet. Il avait été informé par un officier de haut rang de l'armée irakienne qui avait risqué sa vie pour sortir de Bagdad et le rencontrer à Damas. C'est ainsi qu'il avait appris que des prisonniers écrivaient à leurs familles pour leur demander de venir les tuer après qu'ils eurent été "souillés".
"J'ai passé cinq mois à chercher un document parce que, sans preuve, il n'y a rien, l'histoire ne tient pas", explique-t-il.
Puis, Hersh revient sur le président Barack Obama. Il avait déjà dit que la confiance des lecteurs dans la capacité de la presse américaine à remettre en question l'action du gouvernement s'était effondrée après le 11 septembre 2001. Il est toutefois convaincu que Barack Obama est pire que George W. Bush.
"Y a-t-il eu un vrai bilan de la gestion d'Obama ? lance-t-il. A-t-il mis fin à une seule guerre ? Qui se soucie de ce qui se passe en Irak ? Est-ce qu'il parle vraiment d'envahir la Syrie ? Nous ne sommes pas brillants dans les 80 guerres où nous sommes impliqués, alors pourquoi diable veut-il nous entraîner dans un nouveau conflit ? Que font [les journalistes] ?"
A en croire Hersh, le journalisme d'investigation aux Etats-Unis se meurt pour plusieurs raisons : crise de confiance, manque de moyens et idées fausses quant aux implications du métier.
"Trop de journalistes courent après les prix, ils ne pensent qu'au Pulitzer, ajoute-t-il. C'est un journalisme formaté, il suffit de choisir une cible – je ne veux minimiser personne, ceux qui font ce travail y mettent toute leur énergie –, du genre : les passages à niveau sont-ils dangereux ? Des choses comme ça. C'est un vrai problème, même s'il y en a d'autres."
"Par exemple, poursuit-il, comment se fait-il qu'[Obama] arrive à faire passer son programme de drones sans être inquiété ? Il s'agit quand même de tuer des gens. Comment est-ce qu'il le justifie ? Sur quels renseignements se fonde-t-il ? Pourquoi n'arrivons-nous pas à savoir si c'est une bonne ou une mauvaise politique ? Pourquoi les journaux citent-ils constamment les deux ou trois groupes qui contrôlent les tueries par les drones ? Pourquoi ne faisons-nous pas notre travail ?"
"Notre travail, c'est de découvrir la vérité par nous-mêmes, et pas de dire : 'Voilà, il y a un débat', reprend-il. Notre travail, c'est d'aller au-delà du débat, de déterminer qui a tort et qui raison sur telle ou telle question. Cela n'arrive plus assez souvent. C'est coûteux, cela prend du temps et oblige à prendre des risques. Il y a encore des journalistes d'investigation, en particulier au NYT, mais ils passent de plus en plus leur temps à servir la soupe au président. Je n'aurais jamais cru qu'on en serait arrivé là. A croire qu'il faut à tout prix se faire bien voir."

"La République est en danger"
D'une certaine façon, il estime qu'il était plus facile d'écrire sur le gouvernement George Bush. "Dans les années Bush, j'ai le sentiment qu'il était bien plus facile d'être critique qu'aujourd'hui, souligne-t-il. C'est devenu bien plus difficile sous Obama."
Quand on lui demande quelle est la solution, Hersh n'y va pas par quatre chemins : la plupart des journalistes sont pusillanimes et doivent être virés.
"Je vais vous dire quelle est la solution, il faut se débarrasser de 90 % des journalistes actuels et promouvoir des gens qu'on ne puisse pas contrôler. J'ai observé ça au NYT, dans une rédaction ceux qui sont promus sont plus ouverts à la direction, à ce que veut la rédaction en chef, et les fauteurs de troubles n'obtiennent pas de promotion. Il faut promouvoir de meilleurs éléments, qui vous regardent droit dans les yeux et vous disent : 'Cause toujours, tu m'intéresses'."
Il ne comprend pas non plus pourquoi The Washington Post n'a pas voulu parler des fichiers Snowden jusqu'à ce qu'il apprenne que The Guardian était sur le point de publier un article à ce sujet.
Si Hersh était à la tête des médias américains, sa politique de la terre brûlée ne s'arrêterait pas aux journaux.
"Je fermerais les journaux télévisés et on repartirait de zéro, lance-t-il. Du passé faisons table rase ! Les majors, les NBC, les ABC, n'aimeront pas ça – il faudrait faire quelque chose de neuf, qui énerve les gens, revenir à notre vraie mission."
Ces derniers temps, Hersh a mis son activité de journaliste entre parenthèses pour se consacrer à un livre dont la lecture devrait irriter à la fois Bush et Obama.
"La République est en danger, nous mentons sur tout, le mensonge est devenu la règle", déplore-t-il. Si seulement les journalistes pouvaient se réveiller.


Photo Seymour Hersh en 2004, à Washington Institute for Policy Studies/CC
Source Courrier International

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