mardi 8 octobre 2013

Billets-Entretien avec David Graeber


Entretien avec David Graeber

“La dette est la principale cause de contestation et de désordre”
Professeur à la London School of Economics, « grillé » aux États-Unis pour son rôle majeur dans le mouvement Occupy Wall Street, l’anthropologue David Graeber publie en français son monumental Dette. 5 000 ans d’histoire, un voyage passionnant dans les arcanes de notre système financier.

  • Le Vif : Est-il vrai que l’idée de ce livre vous est venue par hasard ?
David Graeber : Ce fut à la suite d’une conversation avec une jeune femme, lors d’une soirée à Londres. Elle travaillait dans une organisation humanitaire où elle avait vu tous les malheurs de la planète, mais, lorsque nous avons abordé la question de la dette du tiers-monde, cette personne extraordinairement bien intentionnée m’a répondu : « Mais… il est normal de rembourser ses dettes ! » Je me suis alors demandé quelle autre obligation, à ses yeux, pourrait justifier la mort de milliers de bébés faméliques. Je n’en ai trouvé aucune. D’où ma question : qu’est-ce qui fait du remboursement de la dette un devoir moral si impérieux ?

  • Le Vif : Devoir autrefois contesté par l’Église elle-même, d’ailleurs…
Je consacre quelques pages à l’acharnement de l’Église catholique contre les usuriers, au Moyen Âge, quand elle avait de quoi s’insurger face à bien d’autres scandales, comme le servage, par exemple. En fait, l’Église considérait la dette comme une concurrence déloyale, car cette obligation semblait supérieure à toutes les autres, y compris aux devoirs dictés par la religion. D’après moi, le pouvoir moral de la dette provient du fait qu’elle est une promesse librement consentie, un acte de civilité inscrit dans nos rapports sociaux. Mais cette promesse peut être pervertie par un mélange de violence et de froides mathématiques financières.

  • Le Vif : La violence ?
Tout va bien, en principe, tant que la dette est contractée entre humains de même niveau. Les riches, entre eux, savent se montrer compréhensifs, trouver des arrangements à l’amiable. Il en va de même pour les pauvres.
Le problème commence lorsque cette dette s’ajoute à un rapport d’inégalité préexistant entre le créancier et le débiteur. Là, elle prend comme par hasard son caractère le plus sacré, qui justifie alors les dominations les plus terribles et les actes les plus injustes du créancier. C’est la loi du plus fort, mais déguisée en contrat entre prétendus égaux, ce qui rend la déchéance par l’endettement plus douloureuse et humiliante encore.

  • Le Vif : Comment a-t-on érigé la dette en dogme moral ?
Depuis le début de l’histoire humaine, ou plutôt de l’histoire des États et des empires, on raconte aux hommes qu’ils sont par nature des débiteurs. Redevables et endettés envers les divinités, auxquelles ils doivent des sacrifices ou de faire pénitence pour prix de leur vie sur terre. Porteurs d’une dette envers leurs parents, aussi… Depuis les textes védiques (NDLR : du védisme, civilisation de l’Inde antique), on utilise des mots presque interchangeables pour désigner le péché, la culpabilité et… la dette. Cette obligation est ensuite habilement transférée vers le pouvoir terrestre, la puissance de l’État, puis, au nom de la moralité, vers la société tout entière.

  • Le Vif : La dette est donc présente dès l’origine des civilisations ?
Notre vie sociale a toujours été un tissu d’obligations mutuelles, pour le meilleur comme pour le pire. Par exemple, on a trop longtemps raconté que l’économie primitive était fondée sur le troc. Balivernes ! Pour nourrir un échange en nature quotidien, il aurait fallu que chaque habitant d’un village soit assez spécialisé pour fournir une production particulière, ce qui semble aberrant. Ce n’était d’ailleurs pas le commerce, mais le don, qui animait les relations sociales et générait des obligations mutuelles, parfois généreuses mais aussi teintées de mauvaises intentions. Un cadeau peut dépanner une personne dans le besoin, mais il induit parfois une humiliation ou une relation d’obligé lourde de conséquences. Je te donne ma vache, mais ne t’étonne pas si je viens un jour demander la main de ta fille… Notre langage est façonné par la référence à l’obligation : « thank you », qui vient du verbe to think et signifie « je repenserai à ce que vous venez de faire ». Le « merci » français signifie que vous vous mettez « à la merci de », en position de subordination face à votre bienfaiteur.

  • Le Vif : Quand commence-t-on à se prêter de l’argent ?
L’économiste Adam Smith, icône des néolibéraux, a brodé sur le mythe du troc comme préalable à l’invention de la monnaie, car il concevait une société idéale où personne ne doit rien à personne, un monde mû essentiellement par l’intérêt personnel et le besoin d’échanges instantanés entre égaux. La réalité est bien différente. Le crédit a été notre premier mode d’échange ; ensuite est née la monnaie, et le troc n’a été utilisé que bien plus tard, quand on manquait de pièces pour le commerce. Nous disposons de trésors d’informations datant de l’époque sumérienne ; en Mésopotamie, une bonne part des écrits cunéiformes concernaient des documents financiers. Les bureaucrates des temples dressaient une comptabilité précise des loyers dus pour les terres agricoles louées aux paysans, et des prêts accordés, par exemple, après de mauvaises récoltes. La monnaie était rare, car on ne savait pas la produire à des millions d’exemplaires, et ne constituait donc qu’une unité de compte interne qui ne circulait pas vraiment. Dans la plupart des civilisations, elle est utilisée comme une convention abstraite pour définir, dans les registres, une valeur précise des biens lorsque cela est nécessaire, en cas de litige ou de dédommagement. Elle sert ensuite, en version sonnante et trébuchante, essentiellement aux armées. L’État romain ou les rois indiens distribuent des pièces à leurs soldats pour qu’ils puissent s’approvisionner par eux-mêmes pendant les campagnes militaires, et se chargent ensuite de récupérer cet argent par l’impôt. Sinon, les transactions quotidiennes s’effectuent durant des siècles par de simples jeux d’écriture. C’est de l’argent virtuel.

  • Le Vif : Quand la dette commence-t-elle à devenir répréhensible, à vos yeux ?
Quand elle se transforme en instrument d’asservissement d’autant plus efficace qu’il est cautionné par la morale sociale. Dans la civilisation sumérienne, on trouve une immense caste de captifs de la dette. Les prêteurs ont les moyens de saisir leurs actifs, leurs maisons, et même leurs proches – par exemple, les enfants du débiteur – en gage de remboursement. Ceux-ci peuvent alors être vendus comme esclaves ou prostitués. Le premier mot jamais utilisé pour exprimer le concept de liberté date de l’époque sumérienne, et se prononçait « amargi ». Au premier degré, il signifie « revenir chez sa mère » et décrit le retour dans sa famille de l’enfant gagé pour une dette. La chaîne que l’on brise.

  • Le Vif : L’endettement suscite des révoltes ?
C’est la principale cause de contestation et de désordre. Dans l’Antiquité, chaque fois que la société est réduite au désespoir et au chaos par le surendettement, le pouvoir lâche du lest, efface certaines ardoises, lors de grands jubilés cosmiques. Ou bien, comme à Rome ou à Athènes, il allège directement le fardeau des plus démunis par des distributions de monnaie. C’est ainsi que l’on maintient la paix. Dans l’Histoire, les révoltes et révolutions ont été plus souvent motivées par l’envie de brûler les livres de comptes des créanciers que par celle de changer la société, de renverser les hiérarchies, voire d’abolir le servage. Le Moyen Âge a mauvaise réputation, mais c’est pourtant à cette époque que l’on crée des institutions pour adoucir le sort des débiteurs et maintenir l’ordre : catholiques et musulmans bannissent le prêt avec intérêts. En Asie, les temples bouddhistes contribuent à humaniser le système de crédit et à lui donner une éthique. On officialise le prêt sur gage.
Or, depuis 1971, vous remarquerez que les systèmes chargés d’éviter ces crises périodiques – comme le FMI, par exemple – protègent non pas les débiteurs, mais les créanciers eux-mêmes. Et n’ont pour tâche que d’éviter le défaut de paiement.

  • Le Vif : Vous pourriez dresser un parallèle entre la crise financière récente et la barbarie des créanciers de l’Antiquité ?
Pourquoi pas ? En voyant 1 % de nantis se nourrir de la déveine des 99 % qui restent, j’ai une pensée pour les captifs mésopotamiens.
Notre crise de société actuelle ressemble aux grands épisodes d’injustice qui frappent, depuis cinq mille ans, les civilisations humaines. Aristote et Confucius jugeraient sûrement aujourd’hui que l’homme moderne est réduit en esclavage par notre système économique néolibéral. Une fois encore, à cause de crédits immobiliers frauduleux et pourris, les victimes du système de l’argent virtuel sont considérées comme les fautives. L’Amérique rouvre les prisons pour dette tandis que l’on renfloue les institutions financières avec l’argent du contribuable !
Comprenez-moi bien : je ne suis pas pour l’effacement de toutes les dettes, mais je milite pour la prise en compte de l’injustice. Avec mes yeux d’anthropologue, je vois aussi les libéraux européens dépeindre, non sans ironie, l’austérité et la souffrance sociale comme un sacrifice nécessaire dicté par la morale. Ce n’est pas nouveau !

  • Le Vif : Que dites-vous de l’énorme dette publique américaine ?
Les pages que je consacre, dans ce livre, aux États-Unis sont celles qui m’ont valu les réactions les plus violentes. Je persiste pourtant à penser que l’Amérique, qui prêche la vertu et la tempérance au tiers-monde, a de son côté accumulé une dette égale à celle de tout le reste de la planète, en raison de ses aventures militaires. Et c’est la puissance de son armée, son rapport de forces, l’image historique de sa canonnière, plus que toute autre qualité, qui assurent sa crédibilité de débiteur. Nos créanciers chinois, qui possèdent une grande part de la dette américaine, ont toujours su amadouer et neutraliser leurs ennemis potentiels à travers des financiers. Ils font la même chose aujourd’hui avec les États-Unis.

  • Le Vif : Vous avez été au cœur d’Occupy Wall Street, ce mouvement de contestation des abus du capitalisme financier (septembre-novembre 2011). Pourquoi n’a-t-il pas duré ?
Il a été réprimé avec une violence sidérante. Ce genre d’offensive a déjà eu lieu, dans ce pays, contre des mouvements ouvriers ou noirs, mais là, c’était aussi dirigé contre la middle class blanche, qui nous rejoignait en masse. Nous ne voulions pas devenir un parti politique, mais ouvrir le débat et briser le tabou américain sur les différences sociales, grâce au slogan « Nous sommes les 99 % ». Maintenant, aux hommes politiques de faire leur travail. Notre organisation est démocratique, et c’est l’absence de leaders, la spontanéité du mouvement qui lui ont permis d’obtenir un tel succès populaire.

  • Le Vif : Qui trouve grâce à vos yeux dans le monde politique américain ?
Vous savez… Au Congrès, un groupe progressiste propose chaque année un budget qui réduirait le déficit tout en améliorant les services sociaux grâce à une fiscalité plus élevée sur les hauts revenus. Les médias n’en parlent même pas tant cela leur paraît irréalisable. 66 % des Américains sont favorables à une sécurité sociale universelle. Le sujet n’est même pas débattu par les élus. Comment, dans ces conditions, peut-on considérer notre pays comme une vraie démocratie ?


Source fortune.fdesouche.com

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