dimanche 15 septembre 2013

Billets-Albert Jacquard


Albert Jacquard

Né en 1925, passé par l'école Polytechnique, le généticien ALBERT JACQUARD était aussi un militant de gauche convaincu, adepte de la décroissance et favorable à une sortie du nucléaire. Auteur prolifique, et même parfois prolixe, il a signé des dizaines d'ouvrages de vulgarisation scientifique et d'essais consacrés à des sujets divers (politiques notamment). Il est mort ce 11 septembre 2013, à Paris. Il avait 87 ans. (MARTIN BUREAU / AFP)

 Le célèbre généticien est mort à l'âge de 87 ans. A la sortie de sa «Légende de demain», en 1997, il avait expliqué au «Nouvel Observateur» pourquoi il est «idiot» de prétendre «mesurer l'intelligence». 

  • Les enfants surdoués, cela existe-t-il, oui ou non ?
Non ! Je n'y crois absolument pas, et je me suis d'ailleurs battu à ce propos contre l'éthologiste Rémy Chauvin, qui a publié en 1975 un ouvrage précisément intitulé «les Surdoués». Il ne peut pas y avoir de surdoués, et cela pour deux raisons: tout d'abord, dans «surdoué», il y a sur, ce qui veut dire supérieur, et implique aussitôt une hiérarchie. Mais le surdoué est supérieur à quoi, à qui ?
Quand on songe que cette hiérarchie est basée sur un seul critère, la mesure du QI, le prétendu quotient d'intelligence, on voit tout de suite qu'il s'agit d'une idée folle. Mesurer l'intelligence? Prétendre ramener cette réalité multiforme à un malheureux chiffre? C'est idiot. Ou alors, pourquoi ne pas instaurer aussi un «QB», un «quotient de beauté»? Quand je propose cela, les gens ricanent. Tout le monde devrait ricaner de la même façon à propos du QI.

  • Et la seconde raison ?
Ah oui ! Dans «surdoué», il y a également doué. C'est-à-dire: bénéficiant d'un don. Un don de qui? De la nature, forcément. Les Québécois ont même inventé le mot douance - l'aptitude à être plus ou moins doué. Comme tout ce que la nature nous transmet est inscrit dans nos gènes, il faudrait donc supposer qu'il y a des gènes de l'intelligence. Or il n'existe que des gènes de l'idiotie, qui détruisent le cerveau. Mais l'idiotie n'est pas le contraire de l'intelligence, car c'est une maladie. De même, il existe de «méchantes» bombes, qui peuvent détruire, disons par exemple le château de Versailles; mais il n'existe pas plus de «bonnes» bombes, capables de le reconstruire, que de gènes de l'intelligence. Les gènes n'ont rien à voir avec la connexion des neurones.

  • Il y a tout de même - cela se voit à l'école - des enfants plus brillants que d'autres?
Voilà, vous l'avez dit : brillants. Mais est-ce que cela veut dire intelligents? L'intelligence, c'est la faculté de comprendre. Or comprendre vraiment quelque chose, c'est toujours long. Etre vraiment intelligent, c'est... comprendre qu'on n'a pas compris. Exemple type: Albert Einstein, élève à la scolarité médiocre, qui ne fut certainement pas un enfant surdoué, et dont personne ne prétendra, je suppose, qu'il n'était pas intelligent. Mais comprendre que l'on n'a pas encore compris, c'est beaucoup plus intelligent que de croire que l'on a compris? ce qui est la caractéristique de l'enfant prétendument surdoué. Ce dernier se signale avant tout par la confiance en soi, par l'habitude de s'imposer, ou l'aptitude à se manifester. C'est une simple question d'aventure sociale.
A l'inverse, un jeune garçon de 14 ans, dans un collège de banlieue à problèmes, m'a un jour posé la question suivante: «Monsieur, est-ce que l'on peut devenir généticien lorsqu'on a un casier judiciaire?» Cette question m'a troublé. Ce jeune n'avait pas de casier judiciaire... mais il savait que, fatalement, il finirait par en avoir un. Ce n'était pas un élève brillant, mais il avait compris beaucoup de choses. L'intelligence, c'est toujours l'aboutissement d'une aventure individuelle, nourrie par les stimuli extérieurs, et cela n'a rien à voir avec la génétique.

  • Mais comment la caractériser, et comment se construit-elle?
On peut relier l'intelligence au nombre des synapses ? les connexions entre les cellules nerveuses, ou neurones. Or nos (environ) 100 milliards de neurones sont reliés par (en moyenne) 10 millions de milliards de synapses. On voit tout de suite que la génétique est incapable de s'en mêler: comment les 100.000 informations de notre génome pourraient-elles contenir le «plan» de 10.000 millions de milliards de connexions?
Il y a plus. J'ai fait le calcul : entre la naissance d'un enfant et sa puberté, 300 millions de secondes s'écoulent. Au bout de ce temps, vous avez, on l'a dit, 10 millions de milliards de synapses. Cela veut dire que sans arrêt, pendant une quinzaine d'années, 30 millions de synapses se créent à chaque seconde. Comment voulez-vous que le programme génétique puisse contrôler un phénomène aussi fou? Forcément, cette construction des synapses est gouvernée par les informations et les stimuli provenant de l'extérieur. A cet égard, je suis persuadé, par exemple, que les caresses reçues (ou non) de la maman jouent un rôle important dans la construction de l'intelligence.

  • Les surdoués seraient des enfants qui ont été plus - ou mieux - caressés par leurs parents?
Ce n'est qu'un aspect de la question... Plus profondément, je pense que les enfants qualifiés de surdoués sont des enfants plus rapides que les autres sur certains sujets. Or la rapidité, ce n'est que l'une des composantes de ce que l'on nomme l'intelligence. Il n'y a aucune raison de supposer qu'elle en est la composante majeure. Quel intérêt de comprendre quelque chose à 13 ans plutôt qu'à 15 ou à 18? L'important, c'est de finir par comprendre, et souvent qui dit «rapide» dit aussi «superficiel»: les surdoués sont des êtres superficiels.
Malheureusement, ici comme ailleurs, nous succombons à cette mode absurde: la valorisation de la vitesse, dominant de la société actuelle. Cessons de confondre la vitesse avec l'aboutissement, car, on le sait depuis longtemps, rien ne sert de courir... Moi qui enseigne la génétique à des étudiants en première année de médecine, je constate que, en moyenne, les filles sont meilleures. Est-ce à dire que les garçons sont moins intelligents? Je pense qu'il y a une explication plus logique: à cet âge, tandis que les filles pensent à leurs études, les garçons pensent aux filles…

Voir également:
http://monblog75.blogspot.fr/2012/09/billets-entretien-avec-albert-jacquard.html




Propos recueillis par Fabien Gruhier
Source bibliobs.nouvelobs.com

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire