vendredi 28 septembre 2012

Billets-Entretien avec Albert Jacquard



Entretien avec Albert Jacquard

Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens
Avec "Dans ma jeunesse" (Stock), le généticien s'interroge, à partir d'une blessure secrète jamais révélée, sur ce qui fait un homme.

  • On croyait connaître Albert Jacquard, le généticien, le feu follet médiatique, le militant permanent engagé sur tous les fronts. Voilà qu'on découvre dans ce livre un autre homme marqué au fer rouge par une blessure d'enfance. Quel est le véritable ADN d'Albert Jacquard ?
Albert Jacquard : Mon enfance s'est arrêtée à 9 ans à Lyon. C'était un 31 décembre, il faisait froid, il pleuvait, il y avait sans doute du verglas. Mon père conduisait. Les roues de la voiture se sont coincées dans un des rails du tramway. Et le tram est arrivé. Un choc de fin du monde. Mon plus jeune frère, 5 ans, a été tué sur le coup. Mes grands-parents paternels sont morts le lendemain. Moi, j'ai survécu. Je suis passé entre les mains des chirurgiens, qui ont fait ce qu'ils ont pu avec mon visage. Les miroirs du monde sont devenus mes ennemis intimes. Dans ma famille, on ne faisait pas de photos, je n'ai découvert que récemment à quoi je ressemblais avant l'accident. Ma belle-fille a retrouvé trois photos de moi, d'avant. Quand je me suis vu, cela ne m'a rien fait…

  • Vous écrivez : "Celui que vous voyez, ce n'est pas moi. Albert Jacquard, vu de l'intérieur, il ne ressemble vraiment pas à ça"...
Albert Jacquard : Pendant trente-cinq ans, j'ai opposé aux autres un "masque de fer". Je n'ai pensé qu'à moi. Je ne me suis occupé que de moi. "Moi" remplissait l'univers. Parce que je ne me reconnaissais pas dans le regard des autres. J'ai mis du temps à le comprendre, mais la seule chose qui compte, c'est la rencontre avec les hommes. Ce sont les rencontres qui vous construisent et vous donnent de l'énergie. Quand vous vous privez de l'autre, vous commencez un peu à vous suicider. Je suis devenu un surhomme grâce aux autres. Le surhomme n'est pas un super-héros mais un être multiple. Pour devenir un surhomme, on ne peut pas compter sur Dieu, mais sur les autres. Après avoir été un autre malgré moi, je suis devenu plus que moi-même grâce aux autres. Je ne suis pas seulement un assemblage d'organes, de cellules, de molécules, d'atomes ; ce qui me "fait" aussi, c'est l'ensemble des liens que j'ai pu tisser. Il faut renoncer au concept de "personne unitaire". Ce que la science et la vie nous apprennent, c'est que "je" est une multitude. Les hommes dépendent les uns des autres pour former la communauté humaine, comme les molécules pour fabriquer un corps.

  • Repoussé par le regard des autres, vous êtes donc allé dans les livres chercher vos premières rencontres ?
Albert Jacquard : Ma famille vivait à Soissons. Mon souvenir de cette ville, ce n'est pas la cathédrale, mais l'odeur d'encaustique de la bibliothèque. J'y courais dès que j'avais cinq minutes. C'était mon point d'ancrage pour ne pas couler. J'avais là le monde entier à mes pieds. Je pouvais tout apprendre, je voulais tout savoir. Sur la Russie, notamment. Pourquoi la Russie ? À cause de ma rencontre avec Dostoïevski. Avec lui, j'avais le sentiment d'approcher quelqu'un qui me parlait personnellement. Cette vie d'après l'accident avait pour moi le goût du rabiot. Cette ration inespérée que l'on reçoit en plus à la caserne.

  • Vous racontez qu'à 9 ans vous êtes "reparti de zéro".
Albert Jacquard : Je suis né une seconde fois. Naître, c'est sortir du ventre de sa mère, la deuxième naissance, c'est accéder à la lucidité. L'accident m'a révélé la finitude. L'irréversibilité de la mort. Le temps va toujours dans la même direction, tout ce qui a eu lieu a eu lieu définitivement. Le cerveau que l'on reçoit à la naissance contient 100 milliards de neurones. Puis les connexions se mettent en place au rythme de 2 millions par seconde. Mais la construction de ce cerveau est aléatoire. Il suffit d'un coup de pied ou d'un sourire pour bifurquer vers autre chose, et c'est irréversible. Celui que je suis devenu, nul n'en a jamais tracé les plans. Tout le monde se fiche qu'Albert Jacquard ait existé, mais c'est un événement irréparable. Aussi irréparable que l'accident. Ce rail de tramway qui sortait du bitume, il s'en est fallu de quelques centimètres pour que l'accident n'arrive pas. Mais ce qui s'est passé ensuite a été irréparable : ma famille décimée, le ravaudage maladroit de mon visage... Mon énergie vient de là. Du sentiment qu'un jour tout sera fini et de cette passion à ne pas subir le temps. C'est la grande différence entre les animaux et nous. Eux ont conscience du temps, ils s'ennuient éventuellement, mais ils sont incapables de savoir que demain existera. La chance de l'homme, c'est qu'il peut penser : "Je serai peut-être mort demain."

  • Cette fascination pour le temps qui passe, qui dégrade, qui arrête, vous pousse vers la biologie, puis la génétique...
Albert Jacquard : Ce que j'admire dans la vie, c'est sa robustesse, cette capacité à combattre le pouvoir destructeur du temps. La découverte la plus extraordinaire pour moi remonte à plus de cinquante ans. C'est celle de l'ADN. Qu'est-ce que la vie ? Dans le dictionnaire, c'est le propre des êtres qui sont nés et qui ne sont pas déjà morts, ça tourne en rond. L'ADN a changé la définition de la vie. Cette molécule a un pouvoir extraordinaire : celui de se reproduire en faisant une copie d'elle-même. Elle contient toutes les informations génétiques d'un individu. À partir de cette découverte, la vie est devenue synonyme de reproduction. Quant à savoir où va l'humanité... Ce que je sais, c'est que l'homme est localement et provisoirement présent. Le processus de la connaissance scientifique ne fait jamais appel à une croyance.

  • Justement, vous accusez le catholicisme d'avoir fait de vous un menteur ?
Albert Jacquard : Après l'accident, mes parents se sont recroquevillés sur la religion ; moi, j'ai eu la révélation de la finitude, et la finitude était incompatible avec l'idée de religion. Mes parents étaient catholiques de la même façon évidente qu'ils étaient de droite. Moi, j'ai beaucoup fait semblant : semblant de croire, semblant de prier. La religion triche. Quand un théologien vous explique par exemple que Dieu est unique, qu'il est "Un". Cette unicité divine est le fondement des religions monothéistes. Pourquoi "Un" ? Pourquoi pas 25 ? "Un" est un point d'arrêt entre l'absence de Dieu et la prolifération des dieux. Et d'abord pourquoi compter Dieu ? Le plus drôle au final, c'est qu'associer le concept de Dieu au nombre "Un" conduit au... vide. En mathématiques, "un" est le nombre cardinal de l'ensemble des ensembles vides. En clair, la religion ramène à l'absence de Dieu.

  • Pourtant, Jésus-Christ, ce révolutionnaire non violent, avait tout pour vous plaire ?
Albert Jacquard : Je l'ai approché par l'intermédiaire d'un jésuite, mais je n'ai pas eu de contact personnel, l'homme est resté lointain. Il n'y a pas eu de symbiose, comme avec Dostoïevski. Son programme de vie exposé dans le Sermon sur la montagne - "Aimez vos ennemis..." - est parfaitement contradictoire avec ce qui est à la base de notre société occidentale : la compétition ! Notre monde est empoisonné par la performance.

  • Vous dénoncez le culte de la performance et vous avez fait Polytechnique, qui en est l'un des symboles !
Albert Jacquard : En fait, je voulais faire Normale, parce que c'était plus difficile que Polytechnique, mais j'ai été recalé en mathématiques. J'étais un élève brillant, parce que je voulais attraper le regard des autres, les séduire, avec la certitude que ce serait un échec neuf fois sur dix. À Polytechnique, il ne s'agissait pas de faire bien, mais de faire mieux que les autres. J'ai même défilé sur les Champs-Élysées avec un bicorne et une épée ! J'avais 20 ans et je ne me posais pas beaucoup de questions.

  • Pourquoi dites-vous : "J'étais dans le camp des salauds : ceux qui laissent faire et finalement attendent que toutes les choses s'arrangent" ?
Albert Jacquard : Pendant la guerre, ma famille était dans le déni. "Juif", je ne savais même pas ce que signifiait ce mot. À la maison, je ne l'avais jamais entendu prononcer. Je crois pouvoir dire que nous avons oublié la guerre. Comme beaucoup, nous avons fait le dos rond en attendant que ça passe. J'avais 20 ans, j'aurais pu m'engager dans la Résistance. Je n'y ai pas songé un instant. Recroquevillé sur mon histoire personnelle, j'ai vécu la Libération comme un événement extérieur. Jusqu'en octobre 1961, j'ai été un passager de l'histoire. Et puis, un matin, j'ai ouvert le journal et découvert que, juste en bas de chez moi, la police avait jeté dans la Seine des manifestants algériens. Je n'avais rien vu, rien entendu.

  • Aujourd'hui, on pourrait presque vous reprocher d'être "sur-engagé". Est-ce une façon de compenser ?
Albert Jacquard : Probablement. C'est un rattrapage. Je suis passé de l'indifférence au monde à l'engagement. J'essaie désormais d'être dans le camp de ceux qui réagissent. Ce n'est pas de la "fraternité", mais de la "solidarité". La fraternité est subie, la solidarité est désirée. J'essaie de remplir avec les autres le temps qui me reste. Agir permet aussi de se connaître. J'ai mis du temps à chercher qui j'étais. Avec l'âge, je commence à m'en approcher. Comme disent les enfants, "je brûle".

Repère

1925 Naissance à Lyon.
1945 Ecole polytechnique.
1959-1970 Rapporteur auprès la Cour des comptes.
1966-1967 Chercheur en génétique des populations à l'université Stanford.
1968 Chef du service de génétique de l'Institut de démographie de Paris.
1970 Doctorat d'université en génétique.
1972 Doctorat d'État en biologie humaine.
1973-1978 Expert en génétique auprès de l'OMS.



Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens (Le Point)

jeudi 27 septembre 2012

Billets-Entretien avec Michel Serres



Entretien avec Michel Serres

Propos recueillis par Élisabeth Lévy
En quelques décennies, tout a changé : la naissance, la mort, le temps, l'espace. Le philosophe rappelle dans "Petite Poucette" que l'humanité a toujours gagné plus qu'elle n'a perdu.
  • Enfant d'Internet et du téléphone mobile, Petite Poucette - le surnom que vous donnez à la nouvelle génération - vit dans un monde radicalement différent de celui qu'ont connu ses grands-parents. Appartient-elle encore à la famille d'"homo sapiens" ou assistons-nous à la naissance d'un nouvel humain ?

Michel Serres : Nouvel humain, n'exagérons pas ! La mutation en cours n'est pas tout à fait comparable à celle qui nous a fait passer à la station debout. Reste que, après l'invention de l'écriture et celle de l'imprimerie, il s'agit de la troisième rupture anthropologique de l'histoire de la personne humaine. J'en recense les principaux éléments : croissance démographique, développement urbain, chute de la part de l'agriculture dans l'activité, allongement de la durée de la vie, progrès de la médecine. Tout cela a profondément modifié notre rapport à la naissance et à la mort. Il y a quelques générations, des époux se juraient fidélité pour une dizaine d'années ; aujourd'hui, quand mes étudiants se marient, ils ont pour horizon soixante-cinq années de vie commune !
  • C'est peut-être pour cela qu'ils se marient moins... Mais, si vous parlez de la génération SMS et GPS, n'est-ce pas parce que les inventions technologiques des dernières décennies ont constitué le premier facteur de rupture ?

Michel Serres : Bien entendu ! Les nouvelles technologies ont changé notre perception de l'espace et du temps, rien de moins ! Elles n'ont pas réduit les distances comme l'avaient fait l'âne ou le jet, elles les ont supprimées. Dans ma jeunesse, j'ai été marin ; j'étais stationné à Djibouti quand ma fiancée habitait Bordeaux. Quand ses lettres me parvenaient, elles répondaient à celles que je lui avais écrites trois ou quatre mois plus tôt, aussi me semblaient-elles très décalées. Je me demande comment on pouvait avoir une correspondance amoureuse avant Internet.
  • Diderot ne se posait pas cette question quand il écrivait à Sophie Volland. Par ailleurs, ce décalage temporel permettait une distance que l'on peut trouver appréciable. Cela dit, votre diagnostic est difficilement contestable. Ce qui l'est plus, c'est que toutes les nouveautés vous enchantent. N'êtes-vous pas un ravi de la crèche numérique ?

Michel Serres : La formule est un peu sévère ! En revanche, j'admets volontiers éprouver une méfiance instinctive à l'égard des pessimistes. Je sais bien que le catastrophisme est vendeur, mais, voyez-vous, j'ai des enfants, des petits-enfants et des étudiants. Cela explique sans doute que je pratique un optimisme de combat.
  • L'optimisme n'exclut pas la lucidité. Or on dirait que vous vous interdisez tout jugement négatif sur l'époque. Ne voyez-vous que des avantages à la disparition des hiérarchies élève/professeur, lecteur/auteur, patient/médecin ?

Michel Serres : Je ne vais pas me lamenter parce que les relations entre élèves et professeurs ne sont pas les mêmes qu'il y a quarante ans ! Quand je pénètre dans un amphi pour faire cours, la plupart des étudiants ont au minimum consulté Wikipédia sur les questions que je traite.
  • Connaît-on un domaine parce qu'on a lu une fiche Wikipédia ?

Michel Serres : Savez-vous qu'il y a un peu moins d'erreurs dans Wikipédia que dans l'Encyclopædia Universalis ? En tout cas, avant que je prenne la parole, l'étudiant a déjà acquis un certain nombre d'informations, aussi ne peut-il pas y avoir présomption d'incompétence. De même, n'importe quel médecin vous explique les différentes possibilités de traitement, voire sollicite votre avis ; il y a trente ans, quand je demandais à mon médecin de m'expliquer ses choix thérapeutiques, la réponse était : "C'est moi le médecin, laissez-moi faire mon travail !"
  • Certes, mais ne cédez-vous pas à l'illusion du monde en réseau dans lequel chacun croit pouvoir être romancier, professeur... ou journaliste ?
Michel Serres : C'est une question décisive. Il suffit de s'intéresser à la production littéraire ou musicale contemporaine pour savoir que tout le monde n'est pas Montaigne ou Mozart. Mais, en même temps, votre remarque me fait penser aux réactions suscitées par l'instauration du suffrage universel : comme vous, beaucoup de gens s'indignaient que l'on puisse donner une voix équivalente à un grand professeur et à sa concierge. Or c'est le fondement de la démocratie.
  • Le savoir, la culture peuvent-ils être démocratiques ? N'est-il pas dangereux de laisser croire que tout se vaut ?

Michel Serres : Toute nouveauté suscite deux types de questions, les unes nouvelles, les autres récurrentes : la vôtre appartient à la seconde catégorie. Voyant arriver des livres, Leibniz, qui était bibliothécaire à Hanovre, s'indigne : cette horrible masse de livres, pense-t-il, va tout égaliser et risque de conduire à la barbarie plutôt qu'à la culture. Que vous le vouliez ou non, la démocratisation du savoir est une réalité. À 20 ans, comme j'avais acquis une double culture, en maths et en philo, je suis devenu épistémologue, ce qui consiste à analyser les méthodes et les résultats des sciences, et même à les juger. J'ai publié le premier article analysant la bombe atomique du point de vue de l'éthique des sciences. Nous étions alors une petite dizaine d'épistémologues dans le monde. Interrogez un passant sur le nucléaire, les mères porteuses, les OGM, il aura une opinion. Autrement dit : il y a aujourd'hui sept milliards d'épistémologues. Vous me direz que leurs opinions sont plus ou moins fondées. Reste que la politique ne peut pas faire abstraction de cette évolution.
  • Sans doute, mais pourquoi faudrait-il s'en réjouir ? Ne rendriez-vous pas un meilleur service à votre Petite Poucette en lui montrant ce qu'elle risque de perdre- en intériorité, en connaissance, en capacité de penser, en bonheur de lecture - dans ce monde de l'accès illimité ?

Michel Serres : Avant l'écriture, la transmission du savoir se faisait par oral - et les historiens ont le culot de nous dire que l'histoire commence avec l'écriture. Les gens écoutaient l'aède et étaient capables, des années après, de restituer ce qu'ils avaient entendu : ils avaient de la mémoire. Tous les dialogues de Platon commencent comme ça. Après le passage à l'imprimerie, Montaigne enseigne qu'une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine. Avec les livres, on n'a plus besoin d'une telle mémoire ; résultat : la mémoire décline. Bref, des facultés humaines disparaissent et d'autres apparaissent. L'évolution des techniques d'enregistrement du signe change le cerveau humain, mais vous ne pouvez pas juger le cerveau né dans un contexte technologique nouveau avec les critères que vous appliquiez au cerveau né dans le monde ancien. Dans ces conditions, cela n'a aucun sens de se désoler parce que les jeunes ne lisent plus ou qu'ils n'ont pas de mémoire. Et, si vous tenez vraiment à vous désoler, vous devez aussi vous réjouir parce que les gosses illettrés de Calcutta apprennent à lire tout seuls quand on leur donne un vieil ordinateur.
  • Vous refusez d'envisager que l'humanité puisse être perdante ?

Michel Serres : Pas du tout ! Je crois que la perte est féconde. Mon ami le grand préhistorien Leroi-Gourhan s'est intéressé à cette question. Il expliquait que, lorsque nous nous sommes mis debout, les deux membres antérieurs ont perdu leur faculté de portage. Mais au passage, disait-il, nous avons inventé la main, qui peut jouer du piano, caresser et faire mille choses plus intéressantes que marcher à quatre pattes. En même temps, la bouche a perdu la capacité de préhension au profit de la main, mais elle a gagné la parole. Autrement dit, chaque perte est une libération.
  • En ce cas, que gagnons-nous en perdant le goût du savoir, l'amour de la lecture ou le respect des grandes œuvres ?

Michel Serres : Cela, nous ne le savons pas ! En revanche, je sais qu'on n'a pas arrêté de parler parce qu'on a inventé l'écriture, qu'on n'a pas arrêté de lire en apprenant à imprimer, qu'on n'a pas arrêté d'imprimer en inventant l'ordinateur. Les avantages des technologies ne s'annulent pas, ils se cumulent. Je vois bien que le rôle de professeur se transforme, mais je ne sais pas ce que sera le professeur de demain. De même, les nouvelles technologies engendreront une nouvelle manière de lire, un nouveau rapport à l'information.
  • Finalement, vous croyez au sens de l'histoire. Que, par le passé, des changements considérés comme inquiétants aient engendré des progrès signifie-t-il qu'aucun changement ne peut engendrer une régression ?

Michel Serres : J'ai déjà connu cette régression : elle venait de l'un des pays les plus cultivés du monde et il n'y avait ni Internet ni téléphone portable. Alors, quand un vieux ronchon me dit que "c'était mieux avant", je lui réponds : "Ah oui ? Cent cinquante millions de morts !"
  • L'homme d'avant était un animal social. Qu'en est-il de Petite Poucette ? À quelle collectivité appartient-elle et comment lui appartient-elle ?

Michel Serres : C'est la question la plus urgente. La naissance d'un individu d'un nouveau type rend obsolètes les appartenances de jadis. On ne sait plus comment faire couple, comment faire équipe, comment faire parti politique. En somme, l'homme a changé. Nous devons maintenant changer la société.
  
Repères

1er septembre 1930 Naissance à Agen
1949 Entre à l'École navale
1952 Entre à Normale sup (Ulm)
1955 Agrégation de philosophie
1956-1958 Sert dans la marine nationale
1968 Doctorat ès lettres
1968 Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF
1969-1995 Professeur d'histoire des sciences à Paris-I
1969-1977 Hermès I, II, III et IV, Éditions de Minuit, Paris
Depuis 1984 Professeur à Stanford
1990 Élu à l'Académie française
1995 Éloge de la philosophie en langue française, Fayard
2001 Hominescence, Le Pommier
2003 L'incandescent, Le Pommier
2009 Temps des crises, Le Pommier


Propos recueillis par Élisabeth Lévy (Le Point)

mercredi 26 septembre 2012

Billets-Entretien avec André Brahic



Entretien avec André Brahic

 Propos recueillis par Frédéric Lewino.
Il est la star française de l'astronomie. Découvreur des anneaux de Neptune, astrophysicien au CEA, professeur à Paris-VII, conférencier de génie, André Brahic, 70 ans, a l'énergie et l'enthousiasme du Soleil. Si on l'écoutait, la science résoudrait certains problèmes de société : violence, crises écologique et financière.
  •  Avons-nous encore besoin de science dans un monde en proie aux crises financières, politiques et écologiques ?
André Brahic : Plus que jamais ! La science ne peut pas tout résoudre, mais sans elle nous sommes sûrs de perdre. Science, éducation, recherche et culture sont les clés de notre futur. C'est la raison de mon livre. Je pousse un cri d'alarme pour appeler à replacer la science au cœur de notre société. Elle est méconnue des dirigeants de l'industrie et des médias. Les chercheurs sont trop souvent absents du gouvernement, des assemblées parlementaires et des cercles de décision. Notre vie de tous les jours utilise sans cesse les découvertes les plus récentes, qu'il s'agisse de nous déplacer, de communiquer, de manger, de nous soigner, de travailler ou de nous distraire. Pourtant, entre mon pays et ses chercheurs, le fossé se creuse.
  • Comment faire ?
André Brahic : Si j'étais président, je commencerais par placer des scientifiques de grande envergure auprès de chaque ministre. Aux États-Unis, le président est entouré de plusieurs grands scientifiques qu'il consulte régulièrement. En 1990, Michel Rocard avait créé un Comité de scientifiques français et étrangers avec de nombreux Prix Nobel pour juger de la politique de recherche du gouvernement. Il en est sorti des recommandations excellentes. Malheureusement, l'expérience n'a duré que quatre ans. Quel dommage ! Je créerais également un ministère de l'Avenir chargé de la vision à long terme, les échelles de temps de la science étant bien plus longues que celles de la vie politique. Ensuite, j'interdirais à tout chercheur de remplir des dossiers administratifs. La recherche française cumule la lourdeur bureaucratique du système soviétique avec la politique à court terme du système américain. Trop de chercheurs, noyés par la bureaucratie, passent plus de temps à produire du papier qu'à faire de la science. C'est absurde ! Cette dérive est malheureusement mondiale. Il faut remplir trop de dossiers pour décrocher le moindre crédit. Les joueurs de football ou de handball qui sont devenus champions du monde ont fait l'objet d'une sélection et se sont entraînés au lieu de remplir des dossiers d'excellence en précisant le salaire de l'entraîneur ou le prix hors TVA du gazon du stade !
  • Mais alors, quels critères choisir pour accorder les postes et les crédits de recherche ?
André Brahic : J'ai connu trois systèmes : le mandarinat, l'assemblée générale et le comité. Tous les trois ont trop de défauts. Pour les recrutements ou les crédits, je privilégierais la compétence et je ferais confiance à une personne triée sur le volet, mais pour une durée limitée. Ce "décideur" serait entouré d'un petit comité consultatif. On éviterait l'irresponsabilité des membres de conseils pléthoriques. Quand on détient le pouvoir de décision, on se sent responsable ! Avec un mandat de courte durée, on se préserverait du mandarinat et du clientélisme.
  • Notre enseignement est-il adapté à la formation de cette culture scientifique que vous appelez de vos vœux ?
André Brahic : Non ! Je lance un appel au monde de l'éducation : nous devons faire aimer la science aux élèves, leur apprendre à penser et stimuler leur esprit critique pour les mettre à l'abri de l'intolérance et de l'obscurantisme. La culture scientifique a une place trop réduite à tous les niveaux de l'enseignement. Il faut insister sur les notions fondamentales et bannir l'apprentissage de techniques inutiles. Il est important de créer de nouveaux postes d'enseignants, mais le vrai problème est de trouver un nombre suffisant de bons candidats. Un enseignant mal formé peut se révéler plus nuisible qu'utile.
  • Faut-il réformer l'université et les grandes écoles ?
André Brahic : Bien entendu ! Les grandes écoles devraient être plus proches du monde de la recherche. Quant aux universités, la priorité est d'instaurer une sélection à l'entrée. De nos jours, c'est une sélection par l'échec qui est en place et engendre des armées d'aigris. Il serait préférable d'agir dès le début afin que chacun trouve sa place. La sélection à l'entrée des grandes écoles récompense surtout les qualités de mémoire, de rapidité et de résistance au stress, mais ceux qui en sortent n'ont jamais fait de recherche. Or la recherche réclame du temps, du calme et de grandes capacités de réflexion. Les premières mesures devraient permettre de rapprocher universités et grandes écoles, d'assurer une sélection juste et appropriée et de réunir futurs chercheurs, chefs d'entreprise ou hommes politiques dans les mêmes formations.
  • La sélection ! Vous auriez immédiatement tous les étudiants dans la rue...
André Brahic : Non ! Si on explique de quoi il s'agit. Parlons plutôt d'orientation. Il n'est pas question d'éliminer quiconque du monde du savoir. Au contraire, il est important que chacun trouve une place où s'épanouir. Chanteurs d'opéra de renommée mondiale et chorales locales ne fréquentent pas les mêmes salles, mais chacun peut progresser. D'autres forteresses pourraient être bousculées. Par exemple, les classes préparatoires aux concours devraient être placées au sein des universités avec des enseignants actifs en recherche. Il ne faut pas faire preuve de brutalité, mais expliquer et faire des réformes en pente douce, comme le disait si bien Victor Hugo.
  • Le monde traverse aujourd'hui une crise financière majeure ; que peut faire la science ?
André Brahic : Elle est le meilleur moyen de lutter contre le chômage en étant à la pointe de l'innovation et contre la violence qui est, comme chacun sait, fille de l'inculture. La crise financière n'est qu'une conséquence de l'oubli des principes de base de la physique. Les financiers ont créé un monde virtuel qui éclate quand il est rattrapé par la réalité. Les principes de conservation sont absolus. On ne peut pas créer de la richesse à partir du néant. Avoir supplanté le monde des ingénieurs par celui des managers et le monde des chercheurs par celui des bureaucrates nous a menés à une impasse. Redonnons la priorité aux vrais créateurs de richesse !
  • Certains opposent science et écologie.
André Brahic : J'admire et je soutiens ceux qui combattent les folies humaines : pollutions, gâchis des ressources, déforestations, extermination des espèces animales, poisons industriels... Mais je m'inquiète du côté obscurantiste de certains qui, confondant science et technologie, voudraient revenir à la préhistoire. Ils oublient que la science n'est ni bonne ni mauvaise. Seules comptent les utilisations par les hommes. Un marteau peut tuer quelqu'un, il peut aussi servir à construire une maison. Si vous remplacez le mot "nucléaire" par le mot "eau" dans certains discours, vous en concluez que l'eau est très dangereuse, car on peut se noyer ou périr dans un tsunami, et qu'il faudrait éradiquer l'eau de la surface de la Terre. Pour l'eau comme pour la radioactivité, le danger est dans l'excès et non dans l'objet. Grâce à la radioactivité, la vie est apparue sur Terre et nous pouvons être soignés. Ne confondons pas le problème fondamental de la sûreté des centrales nucléaires avec le rejet de la science ! Nombre de mes ancêtres, mineurs de fond, sont morts à 50 ans de la silicose. Le charbon a déjà tué des millions d'humains. Toute production d'énergie est polluante. Nous avons besoin d'une bonne culture scientifique pour prendre les bonnes décisions.
  • Si vous aviez une recommandation à donner...
André Brahic : Soyons enthousiastes ! Nous n'avons jamais vécu aussi vieux et nous n'avons jamais été aussi bien soignés, transmettons l'amour de la science ! L'idée de progrès est toujours vivante ! L'Europe restera loin du déclin tant qu'elle aimera la science.

Repères

1942 Naissance à Paris.
1976 Premier modèle dynamique des anneaux de Saturne.
1978 Professeur à la Paris-VII.
1981 Membre de l'équipe d'imagerie de la sonde " Voyager ".
1984 Découverte des anneaux de Neptune.
1990 Donne son nom à l'astéroïde 3488.
1991 Membre de l'équipe d'imagerie de la sonde " Cassini ".
1997 Fonde un laboratoire au CEA.
2000 Prix Carl-Sagan.
2006 Prix Jean-Perrin.


Propos recueillis par Frédéric Lewino (Le Point)

mardi 25 septembre 2012

Recettes Marocaines-Seffa au riz et à la noix muscade (Seffa)



Seffa au riz et à la noix muscade (Seffa)

Préparation : 15 mn
Cuisson : 25 mn
Pour 6 personnes
200 g de riz long
3 l d’eau pour la cuisson vapeur
50 g de beurre frais
½ cuillerée à café de noix muscade râpée
25 g de sucre glace
Pour la décoration
1 cuillerée à soupe de sucre glace
1 cuillerée à café de cannelle
1. Dans le bas du couscoussier, portez l’eau à ébullition.
2. Lavez le riz et placez-le dans le haut du couscoussier. Dès que la vapeur traverse le riz, enlevez-le et versez-le dans un saladier, mouillez à l’eau froide et remettez le riz à cuire.
3. Renouvelez cette opération 7 fois.
4. La 7ème fois vérifiez si le riz est cuit puis incorporez, en mélangeant après chaque ajout, le beurre, le sucre et la noix muscade.
3. Dans un plat, formez un dôme de riz et décorez son sommet de sucre glace et de cannelle.
3. Servez chaud.
Une dégustation très réconfortante en hiver, avec un lait chaud parfumé.


samedi 22 septembre 2012

Billets-Film stupide et effet papillon



Dessin de Stavro (Liban).

Film stupide et effet papillon

Les caricatures publiées par Charlie Hebdo mobilisent ce vendredi 22 septembre les services de sécurité de vingt pays où l'on craint les actes de violence de quelques centaines d'extrémistes à la haine déjà attisée par un film islamophobe. Le commentaire sarcastique du quotidien beyrouthin francophone L'Orient-Le Jour.

Quatorze minutes d'un film anti-islam débile sont diffusées sur Internet. Sept coptes de la diaspora sont identifiés comme les producteurs du brûlot amateur. Le principal instigateur dit ne rien regretter. Huit millions de coptes vivant en Egypte se sentent menacés.

Quatorze minutes d'un film anti-islam débile sont diffusées sur Internet. A travers le monde, des centaines de musulmans manifestent violemment. A travers le monde, des milliers de musulmans manifestent pacifiquement. A travers le monde, des millions de musulmans ne manifestent pas.

Quatorze minutes d'un film anti-islam débile sont diffusées sur Internet. Des centaines de milliers de reportages, d'analyses et d'éditoriaux sont publiés dans des dizaines de langues, des heures d'infos télévisées sont diffusées, tous les médias à travers le monde sont mobilisés.

Quatorze minutes d'un film anti-islam débile sont diffusées sur Internet. L'ambassade américaine à Tunis est attaquée. Le planificateur de l'attaque, un salafiste, est recherché. La police encercle sa mosquée. Le salafiste parvient à se tirer. La police tunisienne est ridiculisée.

Quatorze minutes d'un film anti-islam débile sont diffusées sur Internet. Au Liban, deux temples de la malbouffe américaine sont vandalisés.

Quatorze minutes d'un film anti-islam débile sont diffusées sur Internet. Une trentaine de personnes sont tuées.

Une demi-douzaine de caricatures (rivalisant de lourdeur et de mauvais goût) du Prophète sont publiées par un magazine français [Charlie Hebdo]. Des centaines de soldats étrangers sont déployés devant vingt ambassades françaises passées en mode "sécurité renforcée". Des dizaines de milliers d'élèves d'écoles françaises à l'étranger sont ravis, ils n'ont pas école ce vendredi. Des dizaines de milliers de parents d'élèves d'écoles françaises sont stressés et se demandent qui va bien garder leurs enfants pendant ce "congé forcé". Des centaines de milliers d'expatriés français sont appelés à la "vigilance" et à éviter les alentours des ambassades et des mosquées.
"Sans Internet, cet embrasement n'aurait pas eu lieu. Internet est une caisse de résonance et un outil de propagande pour tous les extrémistes et les marginaux", dit au magazine français La Vie, Mathieu Guidère, géopolitologue et islamologue à l'université de Toulouse.
L'effet papillon est sélectif. A tous ceux qui surfent trop, s'ennuient ferme, sont des réalisateurs ratés ou des dessinateurs à la main lourde, l'on recommande de "googler" :
Kivu + massacre
Banquise + réchauffement climatique
Ressources naturelles + épuisement des sols
Orque + ménopause

Source Courrier International

jeudi 20 septembre 2012

Billets-Caricatures de Mahomet : Une belle opération marketing de “Charlie Hebdo”

La une du 19 septembre 2012 de Charlie Hebdo


Caricatures de Mahomet : Une belle opération marketing de “Charlie Hebdo”

Ce mercredi 19 septembre, l’hebdo satirique publie de nouvelles caricatures de Mahomet en pages intérieures. Et la grenade incendiaire est d’une efficacité redoutable : si la vidéo blasphématoire « Innocence of Muslims » a embrasé le monde arabe la semaine dernière, Charlie réussit très bien à allumer la mèche rapide de la sphère politico-médiatico-associative hexagonale. Sur la couverture : Mahomet en chaise roulante, un juif orthodoxe qui le pousse, et un titre en forme de blockbuster : « Intouchables 2 ».

Bingo. Le Conseil Français du Culte Musulman songe à porter plainte, le CRIF s’en mêle, le recteur de la grande mosquée de Paris appelle au calme, l’épiscopat soupire, Le Monde éditorialise, Google News s’affole et Laurent Fabius panique : le Quai d’Orsay a annoncé son intention de fermer ambassades et écoles dans vingt pays musulmans vendredi, craignant des débordements le jour de la prière. On peut pérorer sur le potentiel comique de Charlie, mais d’un point de vue marketing, c’est un coup de maître. Et ça se voit. Mercredi 19 septembre, la plupart des kiosquiers parisiens étaient en rupture de stock dès le milieu de la matinée. D’après L'Express.fr, certains se sont même rués sur les kiosques dès 6h pour organiser des autodafés en petit nombre. En tout, Charlie devrait écouler plus de 200 000 exemplaires de ce numéro. Quatre fois plus qu’une édition « normale ».

« Je n’appelle pas les musulmans rigoristes à lire Charlie Hebdo, comme je n’irais pas dans une mosquée pour écouter des discours qui contreviennent à ce que je crois », s’est défendu sur i>Télé le dessinateur Charb, directeur de la publication de l’hebdo. Avant de répondre aux sollicitations toujours plus nombreuses des médias : A 12h, la messagerie du portable du satiriste était déjà saturée. Le site du journal, lui, était dans les choux. Visé par une attaque informatique, d’après Charlie.

Dès que l’air se réchauffe (et parfois, se consume), Charlie tire les marrons du feu. Son procès en 2007, à la suite de la publication – déjà – de caricatures du prophète, avait débouché sur un documentaire de Daniel Leconte (grand copain de Philippe Val, le patron de l’époque), dont le titre reprenait la une du numéro incriminé : C’est dur d’être aimé par des cons (et qui leur avait valu de finir sur les marches du Festival de Cannes). L’incendie de l’année dernière lui a valu des ventes record et l’asile de Libération. Bien évidemment, on ne souhaite à aucun journal de subir ce type d’assaut aveugle (ils sont toujours sous protection policière), pas plus qu’on ne va ériger Charlie en martyr (pas sûr qu’ils apprécient le rôle, de toute façon). Mais ne soyons pas dupes. Pour écouler ses exemplaires par brassées, Closer montre les seins de Kate Middleton. Charlie Hebdo a opté pour un autre segment : montrer des dessins de Mahomet nu.


Billets-Thérapeutes de tout poil au chevet de nos amies les bêtes

Dessin de Walenta, Pologne.

Thérapeutes de tout poil au chevet de nos amies les bêtes

Les Allemands dépensent des fortunes pour faire soigner leurs animaux de compagnie. Vétérinaires, orthopédistes… et charlatans se pressent donc nombreux aux portes de ce marché lucratif, quitte à abandonner un poste de médecin…

Wallace a bien perdu en qualité de vie. Après sept années d’insouciance, ce terrier de chasse allemand a commencé à souffrir d’arthrite rhumatoïde.
A présent, il prend des analgésiques avant de partir en promenade et ne peut plus ni jouer à la balle ni courir après les renards.

Wallace est un patient de Dieter Pfaff. Avec cet orthopédiste de Rhénanie-Palatinat [au sud-ouest de l’Allemagne], tous les animaux – chien, chat, chèvre ou âne – sont remis sur pattes. Il a même posé une prothèse à une cigogne.

Avant, Dieter Pfaff soignait les humains, mais il a quitté son poste de responsable d’une clinique orthopédique il y a six ans. Ce passionné de chiens est bien plus heureux avec ses nouveaux patients, qui lui rapportent en outre plus d’argent. Ils viennent de toute l’Europe dans la paisible ville de Frankenthal où Pfaff a perfectionné les soins orthopédiques pour animaux. Ses prothèses, chariots et autres appareillages sont des pièces uniques, conçues et fabriquées par ses soins. Cela a un prix. Une prothèse coûte entre 800 et 1 000 euros.

  • Deux prothèses pour 760 euros
L’amour des Allemands pour leurs animaux de compagnie est bien connu. Chaque année, ils dépensent près de 5 milliards d’euros pour leurs 5 millions de chiens, 8 millions de chats et autres animaux. Les dépenses des propriétaires d’animaux ne cessent d’augmenter. Grâce aux progrès de la médecine, ces compagnons vivent de plus en plus vieux, ce qui les rend aussi plus susceptibles de souffrir de maladies. "Le chiffre d’affaires des vétérinaires est en constante augmentation", reconnaît Martin Schneidereit, secrétaire de la fédération allemande vétérinaire.

L’année dernière, les Allemands ont dépensé près de 370 millions d’euros en médicaments pour leurs animaux. Et ce n’est rien comparé aux recettes des vétérinaires, cliniques et autres spécialistes.

Wallace est déjà passé par la clinique vétérinaire. Aujourd’hui, il est de nouveau sur la table d’un médecin, mais chez l’orthopédiste : il ne court plus sur ses pattes mais sur ses articulations. Sa maîtresse, Manuela Zobel, concentre tous ses espoirs sur les incroyables prothèses en plastique que Dieter Pfaff a réalisées à partir de moulages en plâtre. A la caisse, Manuela Zobel compte ses billets : 760 euros. "Ça les vaut bien s’il peut de nouveau s’amuser ", explique-t-elle. Il existe bien des assurances-maladie spéciales pour les chiens, mais comme la plupart de ses congénères allemands, Wallace n’est pas assuré.

Ces compagnons à quatre pattes peuvent bénéficier de tous les progrès de la médecine moderne humaine, de l’échographie à la tomographie. Leurs tumeurs peuvent être opérées, passées au rayon X ou traitées par chimiothérapie. Après une opération de la hanche, ils suivent une période de rééducation avec aquajogging. Les cliniques recommandent à leurs patients de faire des visites de suivi et leur donnent des conseils d’alimentation personnalisés. Grâce à l’acupuncture, l’incontinence n’est plus une fatalité, même pour les chiens âgés.
Les animaux peuvent également bénéficier de massages après une hernie discale ou une opération de la hanche. Contrairement aux soins médicaux humains, les activités vétérinaires ne sont guère encadrées, ce qui irrite profondément Dieter Pfaff. "De plus en plus d’établissements proposent des soins orthopédiques pour les animaux alors qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils font", s’indigne l’orthopédiste qui a fabriqué son premier déambulateur il y a dix-sept ans pour son propre chien. A l’époque, il n’aurait jamais cru en faire son métier. "Une bonne partie de mes patients auraient été piqués."

  • Le don d'organes, dernière barrière
Des déambulateurs plutôt que des injections mortelles, l’évolution interpelle d’ailleurs Peter Kunzmann, philosophe et théologien à l’université d’Iena pour le progrès et la déontologie dans les soins vétérinaires. Il ne porte pas de jugement sur les nombreuses dépenses que les propriétaires font par amour pour leurs compagnons. "L’animal domestique fait généralement partie de la famille", explique-t-il. Il est en outre probable que les gens dépenseraient de toute façon leur argent dans des choses bien moins utiles que la santé de leurs animaux.

La situation devient problématique lorsque des animaux sont atteints de maladies incurables. "Beaucoup de gens se cramponnent désespérément à la vie de leur animal ; dans ce cas, le médecin doit savoir dire stop, poursuit-il. Tous les vétérinaires n’acceptent toutefois pas cette responsabilité, souligne Kunzmann. Ils vivent de la vente de traitements."

Il reste toutefois une derrière barrière médicale : le don d’organes. En Allemagne, il est interdit de prélever un organe sur un animal sain alors que cette pratique est autorisée aux Etats-Unis. "Il arrive souvent qu’on prélève par exemple un rein sur un animal vivant en refuge à condition que le propriétaire de l’animal greffé le recueille chez lui, explique Kunzmann. C’est un échange."

Source Courrier International

mercredi 19 septembre 2012

Billets-Escroc : un métier en or

Dessin de Chappatte, Suisse.

Escroc : un métier en or
L'employé d'UBS qui avait donné des informations aux autorités américaines sur les pratiques de sa banque a reçu une récompense de 104 millions de dollars. Scandaleux, dénonce un éditorialiste de Genève.

Bradley Birkenfeld est l’homme par qui le scandale est arrivé. L'ex-banquier d’UBS anciennement en poste à Genève est sorti de sa prison américaine le 1er août dernier. Après trois ans et quatre mois de détention, il a bénéficié d’une libération anticipée pour bonne conduite.

Un bon garçon en somme, ce Bradley Birkenfeld. Grâce à son témoignage sur les pratiques de la grande banque aux Etats-Unis, le fort créatif gestionnaire de fortune a permis aux autorités fiscales de récupérer des dizaines de milliards de dollars d’impôts impayés. En livrant les noms de ses clients et collègues, en dévoilant les techniques utilisées pour détourner de massives fortunes vers des coffres à Zurich ou à Genève, il a également créé la panique dans l’établissement suisse.

A genoux, UBS n’avait plus qu’à se plier aux exigences américaines. En plus du grand nettoyage de ses clients d’outre-Atlantique, la banque a payé une amende de 780 millions de dollars pour solde de tout compte. Grâce aux loyaux services de ce brave Birkenfeld, le fisc a récupéré des sommes faramineuses, fort bienvenues à l’heure des grands déficits. Birkenfeld ne bénéficiera pourtant pas de la grâce américaine et passera par la case prison. Ingrate Amérique ! Pas tant que cela, en vérité.

Hier, les avocats du banquier annonçaient qu’il avait obtenu 98,3 millions de francs suisses [104 millions de dollars, soit 80,8 millions d'euros] de récompense pour sa fructueuse collaboration. On sait peu de choses sur les conditions de détention du banquier. Quoi qu’il en soit, son séjour en cellule fut extrêmement lucratif : 80 000 francs suisses [66 000 euros] par jour, en comptant une (in)activité sept jours sur sept. Sans bonus, il est vrai.

Nous nous sommes indignés des pratiques bancaires honteuses qui ont jeté l’opprobre sur toute la Suisse. Mais avouons que cette façon de récompenser l’escroc, de l’adouber, mieux de le blanchir, comme on blanchissait l’argent sale, n’est pas moins scandaleuse. Le métier de banquier n’a plus vraiment d’avenir, dit-on. Essayez donc vendeur de CD en Allemagne [l'administration du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a acheté plusieurs CD contenant des informations bancaires en vue de faire la chasse aux évadés fiscaux] ou "balance" d’infos sensibles aux Etats-Unis ! L’Etat receleur offre toutes sortes de nouveaux business models.

Source Courrier International

lundi 17 septembre 2012

Billets-Votre liseuse lit par-dessus votre épaule

Dessin de Kazanavesky, Ukraine.

Votre liseuse lit par-dessus votre épaule

Lecteurs, soyez prévenus : votre liseuse en dit long sur vous. Votre vitesse de lecture, la page à laquelle vous abandonnez un livre ou encore les passages que vous surlignez, tout est collecté. Des données très précieuses pour les éditeurs.

L'un des avantages de Kindle, la liseuse d’Amazon, c’est qu’on peut facilement souligner un passage, à peu près comme on le faisait au crayon dans la marge d’un livre imprimé. Autrefois, ces petites notes dans les marges restaient une affaire privée, à l’abri dans votre bibliothèque. Mais aujourd’hui, le Kindle les envoie directement au siège d’Amazon, où l’on suit attentivement où et par qui les livres électroniques sont annotés. Par exemple, la phrase "Because sometimes things happen to people and they’re not equiped to deal with them" [Parce qu’il arrive parfois des choses aux gens et qu’ils ne sont pas équipés pour y faire face], dans The Hunger Games de Suzanne Collins [paru chez Pocket Jeunesse, 2009] a été surlignée par plus de 17 000 personnes, révèle la liste des "Most highlighted passages" [les passages les plus surlignés] sur le site Internet amazon.com.

Mais les traits de crayon numériques ne sont pas les seules informations sur les utilisateurs que le Kindle transmet au siège de l'entreprise : les fabricants de liseuses lisent tranquillement par-dessus votre épaule. Presque toutes les applications de lecture et bon nombre de liseuses renvoient à leur fabriquant un écho sur la façon dont un livre est lu. Principalement, elles permettent de savoir si le livre est lu, et, dans le cas contraire, à quelle page d’Ulysses [de James Joyce] la plupart des lecteurs décrochent. Quel chapitre d’un livre sur le management est le premier à être mis en mémoire ? Quels sont les thèmes les plus recherchés dans une encyclopédie numérique ? Combien de temps faut-il à un lecteur moyen pour lire le dernier tome de The Hunger Games ? (Nous le savons : sept heures). Comment les lecteurs absorbent-ils les trois tomes de Fifty Shades of Grey [roman américain à succès, version française à paraître]? (L’un après l’autre, ils vont aussi vite que s’il ne s’agissait que d’un seul livre).

La librairie américaine Barnes & Noble a déjà établi, grâce à sa liseuse appelée Nook, que les ouvrages qui ne relèvent pas de la fiction se lisent la plupart du temps par bribes, tandis que les romans fantastiques sont lus d’une traite.

  • Des livres sur mesure
Une entreprise comme Amazon fait signer aux utilisateurs du Kindle une autorisation lui permettant d’utiliser leurs données de lecture. Toujours est-il que ces informations sont très précieuses sur un marché des livres très affaibli car lorsqu’un éditeur connaît notre manière de lire, il peut en tenir compte et adapter ses livres.

Ainsi, Jim Hilt, vice-président de Barnes & Noble et responsable des livres électroniques, confiait récemment au quotidien américain The Wall Street Journal que les négociations entre librairies et maisons d’édition s’appuient de plus en plus sur les données de lecture. C’est entre autres ce qui explique l'introduction des "Nook snaps", petits livres numériques sur un seul sujet, conçus sur mesure pour ceux qui ont tendance à perdre le fil face à des ouvrages trop généraux et trop épais.

Grâce aux millions d’utilisateurs du Nook, Jim Hilt dispose de beaucoup plus de données qu’il ne peut traiter. Sur le marché néerlandais des livres électroniques, dont la croissance est nettement plus calme, moins d'informations sont disponibles, explique Timo Boezeman, éditeur numérique de la maison d’édition A.W. Bruna. Le Weekbladpers Groep, auquel appartient Bruna, a lancé sur le marché en mai l’application Leesditboek [littéralement, Liscelivre], qui propose des informations sur les titres qui viennent de paraître, des chapitres à l’essai et un livre électronique à lire gratuitement pendant une semaine.

L’application Leesditboek n’a pas uniquement pour but d’amener les lecteurs à lire les livres de la maison d’édition. Elle génère aussi des informations sur les comportements de recherche et de lecture des utilisateurs. Quand, par exemple, prennent-ils la décision de se procurer un livre dont ils ont lu un chapitre à l’essai ? Dans quelle mesure lisent-ils ces chapitres ?

  • Précieuses données
Les informations sur la lecture vont acquérir une importance croissante, estime Timo Boezeman. "Nous allons devenir de plus en plus numériques. Bientôt, quand les modèles de lecture numérique diffusés en continu vont arriver sur le marché, nous pourrons avoir une idée encore plus précise de ce que font les lecteurs." Plus besoin de télécharger un livre, on pourra alors le lire en ligne.

La valeur commerciale des données va augmenter, prédit-t-il. Jusqu’à présent, Bruna n’a pas encore proposé de vendre des données de lecture. "Quand l’intérêt pour ces données va s’amplifier, ce marché pourra se développer. Mais il se peut aussi que les entreprises cherchent justement à mieux protéger ces données, à les garder à l’abri du regard de la concurrence."

"De nos jours, les gens connaissent le prix de tout, mais la valeur de rien", écrivait Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray. Cette citation est la 47e de la liste des passages les plus annotés sur le Kindle.

Source Courrier International

dimanche 16 septembre 2012

Billet-Le top 20 des pays qui twittent


Le top 20 des pays qui twittent
Les pays les plus actifs sur le réseau social.
Visualisation en carte de la bataille d’influence des internautes du monde.


Source Courrier International