mercredi 29 mai 2019

Billets-Les Whistleblowers


Les Whistleblowers

Aux Etats-Unis, le combat solitaire des “whistleblowers”, patriotes de la transparence
Aussi appelés lanceurs d’alerte, ils percent des scandales tels qu'Enron ou Abou Ghraib. Mais en divulguant des infos top secret, ils défient l’Etat et les industriels. Et se mettent en danger.

« J'ai prêté quatre fois serment pour ce pays. Deux fois dans l'armée, une fois à la CIA, et une fois à la NSA (1)» A 55 ans, dont trente à servir l'Administration jusque dans ses recoins les plus secrets, Thomas Drake est devenu un ennemi d'Etat. Son crime ? Avoir parlé au Congrès – puis à la presse – du nébuleux projet Trailblazer, un système de surveillance généralisée des télécommunications développé par la National Security Agency.
En dénonçant une suite de dysfonctionnements, il pense légitimement être couvert par la loi qui, aux Etats-Unis, protège constitutionnellement les whistleblowers, les lanceurs d'alerte. Seulement, un beau matin de 2007, une douzaine d'agents du FBI débarquent sur la pelouse de sa propriété du Maryland. Ils perquisitionnent tout. Ils désossent sa bibliothèque. Ils veulent même embarquer les ordinateurs 8-bits de collection de cet expert informatique décoré dans l'armée et fan de Star Trek.
Drake est poursuivi au nom de l'Espionage Act, un texte centenaire et en partie anticonstitutionnel qui punit les activités anti-américaines (pour mémoire, c'est celui qui a mené les époux Rosenberg à la chaise électrique). En tout, il va passer un an de sa vie à essayer de ne pas en passer trente-cinq derrière les barreaux.

Nous le rencontrons à Washington, dans les bureaux du Government Accountability Project (GAP), une organisation qui représente et défend environ soixante  whistleblowers par an. Sur K Street, bien évidemment, l'avenue historique des cabinets de lobbying et des think tanks. Les traits émaciés par un combat de plus de six ans qui l'a épuisé mais le regard d'un bleu toujours patriote, Thomas Drake a longtemps fait partie du système.
Cet échalas de 1,90 m, aux cheveux grisonnants, a grandi avec les auditions télévisées du Watergate ; pour le compte de la CIA, il a travaillé comme expert en renseignement électronique en Allemagne de l'Est aux grandes heures de la Stasi ; il connaît le visage de l'espionnage. Mais rien ne pouvait le préparer à ce qu'il a enduré.
« J'ai vécu l'Etat policier, lâche-t-il en se repeignant et en citant Les Trois Jours du CondorOn m'a traité comme un espion du KGB pendant la guerre froide. Je suis radioactif. A la NSA, une seule personne m'adresse encore la parole. » Malgré les pressions, il n'a jamais voulu plaider coupable dans son affaire, un dossier de plusieurs milliers de pages : « Devant la cour, la vérité ne suffisait pas»
Aux Etats-Unis, les whistleblowers bénéficient pourtant d'un statut sanctuarisé depuis un siècle et demi, grâce au Whistleblower Protection Act (en 1863, il s'appelait encore le False Claims Act). Leur rôle vertueux n'est plus à prouver. Sans eux, la presse aurait bien du mal à révéler certains scandales. Sans eux, le public n'aurait peut-être jamais eu connaissance de Guantanamo ou des tortures d'Abou Ghraib, mises au jour par le soldat Joseph Darby.
« On leur doit les plus gros­ses révélations des dix dernières années », renchérit Jesselyn Radack, l'avocate de Drake, une ancienne du Département de la Justice. Elle défend plusieurs autres clients. Il faut dire que les candidats ne manquent pas. « Toutes les relations entre les hommes reposent, cela va de soi, sur le fait qu'ils savent des choses les uns sur les autres », écrivait le philosophe allemand Georg Simmel en incipit de Secret et sociétés secrètes.
Aux Etats-Unis, les relations entre les hommes reposent sur le fait que 4,8 millions de personnes savent des choses sur l'Administration. C'est le nombre faramineux d'accréditations secret-défense disséminées à travers le territoire. En 2011, les agences américaines ont dépensé plus de 11 milliards de dollars pour garder secrets leurs secrets, investis dans du matériel informatique sécurisé ou des formations à la confidentialité. C'est 30 % de plus qu'en 2009. Pour un peu, on y verrait presque une bulle spéculative de la cachotterie. Certains racontent même qu'au Département d'Etat, des employés n'hésitent pas à classifier cartes de vœux et avis de naissance.
Contre toute attente, de soupapes de sécurité démocratiques les whistleblowers sont devenus les ennemis numéro 1 de l'Administration. Le cas de Thomas Drake a été très médiatisé, jusqu'à un long portrait dans The New Yorker. Mais ce n'est pas le seul, loin de là. En tout, l'administration Obama a déjà poursuivi six fonctionnaires (dont la moitié au FBI et à la CIA), contre trois avant l'arrivée du si gentil Barack à la Maison-Blanche.

Le prochain à visiter les prétoires, au mois de septembre ? Le soldat Bradley Manning, 24 ans, qui aurait transmis des centaines de milliers de télégrammes diplomatiques à WikiLeaks. Après avoir échappé de justesse à la peine de mort, il risque fort de finir sa vie en prison.
Aujour­d'hui, parler est devenu un crime. Comme les Romains, qui plantaient les têtes de leurs ennemis au bout d'une pique en guise d'avertissement, le gouvernement veut faire des exem­ples pour tuer les vocations dans l'œuf. « Le livre le plus facile à censurer est celui qui n'a pas été écrit », avance Peter Van Buren sur un ton sibyllin.
Il sait de quoi il parle. Après vingt-quatre ans de bons et loyaux services au Département d'Etat, ce diplomate polyglotte du Foreign Service, grand chauve à l'air affa­ble, a été mis à pied sans ménagement il y a quelques mois : son ouvrage sur la reconstruction en Irak (We meant well) n'a pas beaucoup plu à Hillary Clinton. Même les journalistes sont contaminés par la paranoïa.
Tous ont en mémoire l'exemple de James Risen, un reporter du New York Times, colauréat du prix Pulitzer, à deux doigts d'être poursuivi en 2008 pour avoir – devinez quoi – menacé la sécurité nationale en dévoilant les détails de l'Opération Merlin (une manœuvre de l'administration Clinton pour retarder le programme nucléaire iranien).
Quand on leur demande quel est le point de basculement, nos interlocuteurs familiers du monde du renseignement sont formels : le 11 Septembre. « J'ai su que quelque chose ne tournait pas rond dans les semaines qui ont suivi les attentats », raconte Thomas Drake.
A l'époque, il était aux premières loges, à Fort Meade, la base de la NSA, sortie 32 sur l'autoroute, à une vingtaine de miles du centre de Washington. C'est dans ce bâtiment aveugle ultra classifié, dont l'existence ne fut reconnue qu'en 1957, que se transmettent les informations les plus sensibles, que s'élaborent les opérations les plus confidentielles. « La sécurité nationale est devenue une religion d'Etat, s'inquiète encore Drake. Et ce n'est plus personnalisé, comme au temps de McCarthy, c'est incarné par toute l'Administration. »
Le régime d'exception en vigueur depuis 2001, matérialisé par le Patriot Act ou les National Security Letters (2), est en train d'être inscrit dans la Constitution. Officials Secret Act, Shield Act, les projets pullulent, poussant chaque fois le curseur un peu plus loin. Tous fondaient beaucoup d'espoirs en Barack Obama, le professeur de droit constitutionnel, qui avait promis de légiférer en leur faveur. Le retour de manivelle a été violent.
A quelques blocs des locaux climatisés du GAP, Steven Aftergood est chercheur à la Federation of American Scientists. Depuis 1989, cet expert reconnu dans tout le pays étudie méthodiquement les secrets de l'Administration. Dans son bureau du sixième étage d'un bâtiment anonyme, noyé sous les piles de livres, il tente de prendre un peu de hauteur sur la situation.


© Grégoire Alexandre

« Obama n'est pas si différent de ses prédécesseurs, plaide-t-il. Déjà, en 2000, nous avons failli adopter une législation draconienne vis-à-vis des whistleblowers, et il a fallu le veto in extremis de Clinton pour que le texte ne passe pas. Cependant, il y a trois facteurs à prendre en compte. Primo, les moyens technologiques permettent de faire fuiter des informations plus facilement, mais aussi d'identifier les whistleblowers de façon beaucoup plus rapi­de. Deusio, il y a eu un trauma WikiLeaks, et l'Administration veut faire un exemple. Tertio, nous sommes dans une année électorale, et tous les politiques rivalisent d'ingéniosité pour serrer la vis. »
Bingo : quelques jours avant ma visite, trois sénateurs républicains se fendaient d'une tribune dans le Washington Post titrée « Leaks must be plugged », « Les fuites doivent être colmatées ». Et tant pis si la Constitution prévoit que le Congrès ne puisse pas voter une loi contraire au premier amendement, relatif à la liberté d'expression.
Dans ce dédale législatif, les whistleblowers pourraient être livrés à eux-mêmes, chair à canon d'une bureaucratie revancharde. Heureusement, dans la région de Washington DC, une demi-douzaine de structures sont là pour leur tracer des itinéraires sécurisés. Pour les épauler au quotidien, aussi. Une poignée d'avocats se sont d'ailleurs spécialisés dans ces parties d'échecs interminables. Stephen M. Kohn en fait partie. On pourrait même dire qu'il a inventé le gambit procédural.
Ami de feu l'historien Howard Zinn, il défend des lanceurs d'alerte depuis 1984, de son confortable cabinet situé dans une maison en brownstone du quartier de Georgetown. Il a fondé le National Whistleblowers Center, une structure pour les protéger, et a même rédigé un guide pratique à leur intention (3). En ce moment, inutile de dire qu'il ne chôme pas. Son meilleur conseil ? Venir le voir immédiatement, avant même de sortir la moindre information. « Sinon, vous êtes broyés par le système»
Même s'il s'inscrit dans de grands principes de démocratie et de transparence, le petit monde de la fuite est fait de cas particuliers et d'interrogations personnelles. Surtout, c'est un immense sacrifice humain. « Nous ne voulons pas détruire le gouvernement, nous voulons le rendre meilleur », soupire Peter Van Buren.

Pour l'heure, c'est surtout le gouvernement qui semble vouloir anéantir leswhistleblowers. La femme de l'ex-diplomate craint pour l'avenir de ses enfants, qu'ils soient blacklistés à l'université. Lui sait qu'il doit déménager, changer de vie. Dans une région (la Beltway, qui court entre la Virginie et le Maryland) où tout le monde travaille de près ou de loin pour l'Administration, sortir du bois peut vite vous emmener dans un no man's land.
Le placardisé du Département d'Etat raconte même qu'un ancien collègue, effrayé à l'idée de perdre son job, a dépêché sa femme dans un café pour qu'il lui remette un exemplaire dédicacé de son livre. Dans leur bouche, un mot revient inlassablement, « isolement ». « Dans le meilleur des cas, ils finissent ruinés, au chômage et marginalisés, lâche Jesselyn Radack. Dans le pire, ils mettent fin à leurs jours. »
Au moment de l'abandon des charges qui pesaient contre lui, Drake a ressenti des symptômes de stress post-traumatique, comme un soldat de retour du front. Il lui a fallu plus d'un an pour se remettre d'aplomb, apprivoiser les flash-back. Son propre père a fini par se poser des questions sur sa culpabilité, et son fils, étudiant en droit, s'est demandé « à quoi rimait ce bordel ». « Plus ça dure, plus la pression est forte, reconnaît-il, précisant : Je ne peux pas abandonner mais le prix est élevé. »
Entre hypothèques immobilières et familiales, son combat lui a coûté, dit-il, un million de dollars. Depuis, l'ancien cadre du renseignement s'est inscrit en doctorat, et il a même trouvé un petit boulot dans une grande entreprise d'informatique. Malgré les coups qu'on lui a assénés, il tient toujours debout : « Les Pères fondateurs de ce pays l'ont énoncé très clairement. Le premier amendement, qui fonde la liberté d'expression, est un droit mais c'est surtout une responsabilité. »

  • Et en France ?
Sans statut légal protégé, les whistleblowers français doivent même composer avec une carence : il n'existe pas de véritable traduction du mot. Par commodité, on les appelle « lanceurs d'alerte ». Et ils œuvrent dans le flou. Hormis l'article 40 du Code de procédure pénale, qui oblige tous les fonctionnaires à dénoncer les infractions dont ils ont connaissance dans le cadre de leur activité, c'est le vide.
Dotée d'un système rudimentaire d'alertes légales, la Cnil n'a jamais voulu se pencher sérieusement sur la question, craignant de mettre sur pied « un système organisé de délation professionnelle ». Résultat : peu de Français soufflent dans le sifflet. On pourrait évoquer Sihem Souid, la fliquette auteur du brûlant Omerta dans la policeOu Jean-Luc Touly, terreur des marchés de l'eau, licencié de Veolia puis réintégré sur décision de justice.
Conseiller régional Europe Ecologie depuis 2010, ce dernier est également membre historique d'Anticor, une association qui combat la corruption et les conflits d'intérêts. C'est d'ailleurs accompagné de son avocat William Bourdon qu'il était allé réclamer, en 2008, un encadrement du whistleblowing à Gérard Larcher, alors président du Sénat. En vain. A la faveur du changement de majorité, les militants de la transparence espèrent inscrire leurs doléances dans l'agenda. Ce n'est pas gagné.

(1) Créée en 1952, la National Security Agency (NSA) est la plus secrète des agences de renseignements américaines. L'un de ses sobriquets l'énonce clairement : « Never Say Anything », « Ne dites jamais rien ».

(2) Renforcées après le 11 Septembre, ces requêtes autorisent les agences de renseignements à réclamer les données personnelles d'un individu à n'importe quelle entreprise privée (un fournisseur d'accès à Internet, par exemple).

(3) The Whistleblower's Handbook, A step-by-step guide to doing what's right and protecting yourself aux éditions Lyons Press, 2011.


Source Télérama Olivier Tesquet 

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