lundi 11 juin 2012

Lectures Régis Jauffret-Claustria


Claustria 
Régis Jauffret
La leçon d’anatomie
(4ème de couverture)
Platon, le mythe de la caverne. Des prisonniers qui ne verront jamais de la réalité que des ombres d’humains projetées sur la paroi de la grotte où ils sont enchaînés. Dans le souterrain les enfants n’ont vu de l’extérieur que les images tombées du ciel qui leur parvenaient par le câble de l’antenne. Le mythe a traversé vingt-quatre siècles avant de s’incarner dans cette petite ville d’Autriche avec la complicité d’un ingénieur en béton et celle involontaire de l’Ecossais John Baird qui inventa le premier téléviseur en 1926. R. J.
Claustria est le roman de cette incarnation.
(1ere phrase :)
A cinquante-deux ans, l’ancien gamin Roman Friztl était le dernier survivant du petit peuple de la cave.
(Dernière phrase :)
Il est rentré tout seul dans sa cage comme un mouton volage et joyeux de réintégrer le bercail.

536 pages – Editions du Seuil 2012

(Aide mémoire perso :)
Roland Barthes, dans ses Essais critiques, définit le fait divers comme une « information monstrueuse », close sur elle-même, totale et immanente. Une information relevant du vaste regis­tre des « nouvelles informes » : « désastres, meurtres, enlèvements, agressions, accidents, vols, bizarreries, tout cela renvoie à l'homme, à son histoire, à son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs ». Qui dit fait ­divers ne dit donc pas fait banal, et peut même impliquer fait radicalement hors norme, phénoménal, hideux - tous adjectifs qui semblent faibles pour qualifier, en l'occurrence, les événements réels dont Régis Jauffret s'est directement inspiré pour écrire Claustria. Un livre dont l'écrivain prend certes soin, en préambule, de souligner avec une insistance presque ironique qu'il s'agit d'une œuvre d'imagination, un roman et rien d'autre, mais où transparaît de façon ­flagrante une histoire odieusement réelle : celle de Josef Fritzl - le personnage du livre porte d'ailleurs ce prénom et ce nom -, condamné en mars 2009 par la justice autrichienne à la prison à vie et à l'internement psychiatrique pour séquestration, viols, meurtre. Durant vingt-quatre ans, 8 516 jours très exactement, du 28 août 1984 au 26 avril 2008, Josef Fritzl avait tenu sa fille enfermée dans une cave, sous la maison familiale d'Amstetten (Basse-Autriche), lui faisant au fil des années sept enfants, dont trois connurent le sort captif de leur mère.
Trois enfants grandis dans l'obscurité humide d'un cachot sans fenêtre, ne connaissant du monde que la représentation qu'en offrait le poste de télé­vision concédé par le geôlier à ses proies. « Des images tombées du ciel qui leur parvenaient par le câble de l'antenne », écrit Jauffret aux premières pages du roman, renvoyant le lecteur au mythe de la caverne de Platon - en fait, c'est tout autant dans le dernier cercle de l'enfer de Dante que l'écrivain emmène ledit lecteur, qui ne saurait sortir indemne de cette lecture, atteint au plus profond de lui-même, cœur et conscience, par l'intensité radicale de la tragédie qui se joue dans Claustria, la réflexion sur le Mal qui y court, se développe et s'approfondit sans cesse. La perversité exaspérée du bourreau, la détresse sidérante des victimes : une matière humaine saisissante, poignante, que Jauffret pétrit et agite avec l'intelligence et l'empathie d'un grand romancier.
Car si les faits que raconte le livre trouvent leur ancrage direct dans le réel, si l'écrivain s'y met en scène enquêtant sur ce qui s'est passé, hantant les lieux du crime, essayant de rencontrer les témoins, Claustria est bel et bien un roman, qui au fil des pages scrute et infiltre les consciences des protagonistes. Pour atteindre l'apogée de sa force évocatoire lorsque, s'éloignant de l'immonde patriarche aux fantasmes de puissance cauchemardesques - fonder une ­famille avec Angelika, sa propre fille, « une seconde famille plus sienne encore que la première car issue de l'union d'un géniteur et de la chair de sa chair. Une descendance sans une goutte de sang mêlé », et ainsi remonter « jus­qu'à l'origine biblique de l'humanité » -, le récit s'attache à se ­tenir au plus près d'Angelika la recluse. Au plus près de ses sensations physiques et de ses pensées, tantôt rationnelles, tantôt rendues confuses par la claustration et les violences. L'enfermement, l'obscurité, la solitude, la peur inouïe, la dépendance, la faim, les viols, les accouchements solitaires. L'installation d'une pseudo-normalité des heures et des jours : « Le quotidien qui se reproduit, s'accumule. La mémoire qui se perd dans la répétition des jours, ne trouve plus de cases pour les ranger, baisse les bras. »
On sait, depuis notamment Histoire d'amour (1998), Clémence Picot (1999), plus récemment Microfictions (2007) ou encore Sévère (2010), combien est grande l'aptitude de Régis Jauffret à sonder les psychés au bord du gouffre, en proie aux ­dérèglements ou à la souffrance extrême, à mettre au jour aussi les ressorts pervers à l'œuvre dans les relations humaines : manipulation, prise de pouvoir, humiliation. Cette capacité atteint, dans Claustria, des sommets de maîtrise - dégagée qu'elle est des tentations grand-guignolesques ou sarcastiques auxquelles Jauffret a parfois ­cédé par le passé. Son esprit critique, ses doutes, ses perplexités, c'est à l'encontre de ceux qui ont laissé perdurer le drame que le romancier les fait entendre : la femme, la famille, les locataires, les voisins de Josef Fritzl, dépeints comme inexplicablement indifférents aux atrocités se déroulant à quelques mètres d'eux. Dans le cachot où a survécu, dos courbé et tête baissée, rendu presque animal, le « petit peuple de la cave » sur lequel Fritzl régnait en despote comme sur « une province conquise, une terre aride où il aurait exilé une femme pour y semer un peuple dont il aurait été l'ancêtre ».
Des témoins directs aveugles et sourds, à l'image d'un pays tout entier : l'Autriche, « une grande famille » repliée sur ses secrets, et dont Claustria est une mise en accusation parfois très directe - Jauffret ayant choisi pour exergue une incantation d'Isaac Bashevis Singer (« Dieu, s'Il existait, pourrait-Il jamais réparer de telles horreurs ? ») et multipliant par la suite les ré­férences au passé nazi et à la Shoah. Après son arrestation, interrogé sur ses actes et ses motivations, Josef Fritzl a confié : « J'ai réalisé un beau rêve... »

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