mardi 24 octobre 2017

Billets-Rencontre avec Cédric Villani

Cédric Villani, “la Lady Gaga des maths”



Le scientifique de haut vol fait généralement très attention à sa mise : tee-shirt violet (Eurodisney) ou moutarde (I love Sydney), pantalon trop court et écrase-merde en cuir mou l'hiver, pantacourt trop long et chaussettes blanches sous sandales Birkenstock l'été ; pull tricoté en Moldavie dans les années 1980 et blouson tombé d'un camion en toute saison. On exagère un chouia, mais vous voyez l'esprit. Tous les signes extérieurs du mépris pour les apparences sont convoqués pour dissiper par avance les chiffres maudits de la superficialité. Un bon scientifique ne perd pas son temps à choisir ses fringues dès potron-minet : il pense.

Et puis il y a Cédric Villani. Il pense aussi. Tellement bien qu'il a décroché l'année dernière la médail­le Fields, l'équivalent du prix Nobel pour les mathématiques, à la suite de ses travaux sur le comportement des gaz et des plasmas. Pourtant, Cédric Villani, 38 ans, ne sort jamais sans son costume trois-pièces, sa lavallière et sa broche araignée épinglée au revers de la veste. Un dandy ostensible dans le monde des équations. Pourquoi ? La question paraît triviale. En chemin pour le rencontrer, on se dit qu'il ne faudra surtout pas la lui poser. Sauf qu'on se rappelle aussi des mots du poète autrichien Hugo von Hofmannsthal : « Il faut cacher la profondeur à la surface. » Et si la profondeur de ce matheux d'élite se dissimulait dans les replis de son accoutrement ?

Il nous accueille près de la rue d'Ulm, dans son bureau de l'Institut Henri-Poincaré, qu'il dirige dans l'arrondissement cérébral de Paris, capitale mondiale des mathématiques. On est terrorisé. Le normalien n'a jamais eu moins de 20/20 en maths dans toute sa scolarité ; on n'a jamais eu 20/20 tout court. Il est comme on l'a vu à la télé au Grand journal. Cheveux romantiques, costume, lavallière blanche, araignée en ambre. Mains longues et fines, yeux immenses qui vous fixent et vous scrutent, mais sans inquisition.

Sur Canal+, il était assis aux côtés de Franck Dubosc, qu'il ne connaissait pas. Il était regardé comme un animal étrange, mais la réciproque était vraie. Villani prenait des airs de biologiste examinant un écosystème ­inconnu. Après coup, les collègues avaient grogné : qu'allait-il faire dans cette galère ? « Je n'ai pas la télé, mais je ne suis pas méprisant, je sais que c'est la vie de millions de personnes, le mathématicien n'est pas un être supérieur qui plane au-dessus de la société. » Il dit ça d'une voix douce, presque féminine.

Tout paraît doux chez lui : sa gestuelle, sa façon de penser à votre niveau sans le montrer, même si l'on devine que son cerveau se cabre comme un avion de chasse à vitesse réduite dans le ciel dégagé de sa boîte crânienne. Il pense vite. Il faut l'étonner. On sait que son père l'a privé de jeu d'échecs vers l'âge de 5 ans, de peur que le roi des jeux n'obère sa personnalité. On tente : « Vous êtes un vrai gâchis pour le jeu d'échecs. » Ses sourcils s'arc-boutent en parenthèses horizontales : « J'y suis revenu à l'adolescence, je n'étais pas si doué que ça. » On ne le croit pas. On lui demande son ouverture favorite. Ce choix trahit souvent la personnalité du joueur. « Sicilienne », répond-il. L'ouverture sabre au clair, la plus risquée, la plus complexe. Un truc de hussard.

La lavallière et l'araignée nous provoquent. On les ignore et on lance un pion en D4 : la médiatisation. Depuis sa médaille, il est passé à la télé, il a été nommé rédacteur invité dans le carnet scientifique du Monde, il participe aussi à La tête au carré, sur France Inter. Il a été interviewé partout et par tout le monde. Cette semaine encore, il participe à l'extraordinaire exposition de la Fondation Cartier pour l'art contemporain, “Mathématiques, un dépaysement soudain”. Il célèbre aussi le bicentenaire de la naissance du génie Evariste Galois, mort dans un duel à 20 ans. Villani magnétise les journalistes comme un aimant la limaille de fer. « On était deux Français à décrocher la médaille avec Ngô Bao Châu, mais j'ai été considéré comme le "bon client" par les médias », feint-il de s'étonner. Fou en H4.

On attaque directement le roi. Avec sa tête reconnaissable entre toutes, son entregent surréaliste dans un univers habité par des taiseux qui tutoient les équations, ses énigmes savamment entretenues (sa passion pour l'araignée a des origines qu'il tient secrètes), Cédric Villani ne s'est-il pas volontairement placé dans la ligne de mire ? « La médiatisation a été forte surtout pour des raisons triviales, d'ordre vestimentaire. Je suis un peu la Lady Gaga des mathématiques. Mais je porte ces vêtements depuis des années, je n'ai rien changé. »
Fort en tout, Villani n'a même pas le talent d'agacer. Il est un extraordinaire vulgarisateur ; sait concasser la complexité en copeaux comestibles pour le grand public. Et si les maths avaient enfin trouvé leur Hubert Reeves en sa personne ? « Je veux faire rayonner les mathématiques partout ! Quel que soit le public, politique, pdg, artistes, on trouve toujours un langage commun pour partager. »

C'est le moment de poser la question qu'on ne voulait pas poser. Le look. La lavallière et l'araignée nous regardent, triomphantes. « C'est un brise-glace automatique », dit-il. Il a d'ailleurs vécu une expérience contrastée récemment. A Nancy, dans la même soirée, il se fait chambrer dans un bar par des types peu au courant de l'actualité mathématique, puis, en sortant, tombe sur un fan qui s'égosille de le croiser comme ça dans la rue. « Je suis passé du statut de victime à celui d'idole en cinq minutes. » De quoi raviver des souvenirs.

Villani en parle sans chichis. « Enfant chétif, parents très protecteurs, j'étais sans arrêt absent... » La moitié de son CM2, il la passe dans son lit, malade, à compulser des bouquins sur les dinosaures et les maths. Des copains ? « J'ai eu beaucoup de succès avec l'angine et la bronchite asthmatique. »

Il raconte souvent aux médias cette anecdote : quand il passe le bac, il décroche la meilleure note de l'académie en maths. La presse locale le décrit ainsi : « Un monument humain à la gloire de la timidité. » Villani ne raconte pas cette histoire pour se faire plaindre, au contraire. « J'ai la mentalité des anciens timides. Ils aiment les défis. Par principe, ils y vont. »

Le toujours timide déboule habillé d'un tee-shirt Marsupilami à l'Ecole normale supérieure. Et puis quelque chose se brise dans sa glace intérieure : « Pour la première fois, je n'avais plus honte d'être le premier de la classe. Je n'avais plus à gérer la notion morale, est-ce bien ou mal d'avoir une bonne note ? » Après avoir passé son enfance à se faire pardonner ses 20/20 en fuyant dans l'univers dépassionné des maths, Villani découvre les charmes du dilettantisme à l'ENS, la musique classique, le cinéma et, donc, le style : « J'ai exploré pas mal de choses : jabot et cape XVIIIe siècle, chemise bouffante, frou-frou, nœud papillon, avant d'en arriver à ça. » Ses longues mains désignent l'araignée secrète et la lavallière prosélyte qui font les fières.

L'heure tourne. L'ambassadeur des maths a d'autres rendez-vous. Il se lève, fait le tour des objets exposés dans son bureau, dont la description nourrit les papiers des journalistes. Un buste de Poincaré, un masque du Bénin, une photo dédicacée de Catherine Ribeiro dont il est un grand fan, des médailles et récompenses, la coupe remportée par le Russe Grigori Perelman et refusée par celui-ci, une sublime bouteille de Klein en bois, objet mathématique que chérissaient les surréalistes et que Man Ray adorait photographier. Dans l'antichambre du bureau, des archives, des notes compulsées, du carburant pour faire décoller la nouvelle idée. Sur la porte d'entrée, une photo de lui bondissant devant un tableau plein de formules.


Son équation favorite ? Celle de Boltzmann, qui lui vaut sa médaille. Son chiffre préféré ? Cinq, comme les doigts de la main, son principal outil pour essarter la forêt dense de la complexité mathématique. On baisse les yeux. On remarque qu'il est en chaussettes. L'araignée et la lavallière font moins les malignes. Le premier ambassadeur des mathématiques n'en a cure. Il conclut en énonçant d'une voix ­légère l'un des axiomes fondamentaux de son existence : « Dans la vie, il faut être vulnérable et ouvert. Il faut s'avancer, il faut s'exposer. »


Photo: Jérôme Bonnet
Cédric Villani muni d'un sphéroforme de Meissner (surface convexe non sphérique d'épaisseur constante...).

Source Télérama Nicolas Delesalle

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