lundi 30 janvier 2017

Billets-La crise vue par Pierre-Cyrille Hautcoeur



La crise vue par un historien...

“Face aux excès de la finance, il faut construire un véritable espace politique européen"


Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard (Télérama)
L'Europe politique serait au bord de l'explosion, dynamitée par les problèmes financiers ? Pas si vite, répond Pierre-­Cyrille Hautcœur, directeur d'études à l'Ehess : l'histoire ancienne montre que l'affrontement entre les milieux financiers et les Etats ne date pas d'hier. Et nous donne des raisons d'y croire.


« La crise actuelle peut être éclairée par certaines expériences de construction étatique. Ainsi, dans la France (et l'Espagne) de la Renaissance et des débuts de l'époque moderne (XVIe et XVIIe siècles), les villes et les grands féodaux formaient des entités politiques puissantes très autonomes par rapport aux rois. Si elles ne peuvent plus battre leurs propres monnaies, puisque les rois de France ont centralisé la frappe dès le XIIIe siècle, elles sont des puissances financières : revenus indépendants, capacité d'endettement, au point que les rois ont parfois besoin de leur aval pour s'endetter eux-mêmes. Il n'y a donc pas d'unité nationale en termes de finances publiques, ou plutôt c'est une œuvre de longue haleine (à laquelle contribuent beaucoup Colbert et Louis XIV), qui repose d'abord sur l'extinction des velléités de guerre entre les féodaux ou entre eux et le roi.

« L'analogie avec l'Europe actuelle est grande : des féodaux plutôt impuissants individuellement (les Etats) ont renoncé à certains de leurs pouvoirs, soit au profit de l'Union, soit au profit du monde de la finance via la dérégulation. Ils ont encore le pouvoir de détruire l'Union, pas celui de mettre en œuvre un projet alternatif efficace. Il n'est donc pas impossible que l'on entre dans une longue période d'hésitation, mais très improbable que l'on détruise l'Union ou l'euro.

« La comparaison avec le krach de 1929 ne me paraît en revanche pas juste. Certes, en 1931, une crise bancaire terrible se produit en Autriche et provoque un effondrement des ­finances publiques, qui se répercute sur l'Allemagne. Les Allemands font alors défaut sur leur dette, et une ­série de crises financières conduit aux dévaluations successives de toutes les monnaies et à la montée des protectionnismes. Mais on n'est pas dans un espace comme l'Union européenne : plutôt dans des conflits interétatiques politiques anciens, dont les participants vont jusqu'à ­sacrifier leurs intérêts plutôt que de ­favoriser le voisin. Aujourd'hui, il n'y a pas de revanche militaire à prendre ; l'interdépendance est pleinement comprise, et l'agressivité entre Etats européens reste modérée.

« Une crise politique majeure pourrait certes résulter d'un blocage du système financier. Mais il est très ­improbable : il faudrait qu'un certain nombre d'Etats fassent vraiment ­défaut (cessent de payer leur dette), ce qui rendrait leurs banques insolvables et illiquides et pourrait bloquer leurs systèmes de paiement : plus aucun chèque n'est encaissé, aucun virement n'est fait, ­l'économie s'arrête. Ce scénario radical n'arrivera pas : si l'on a retenu une chose de la crise des années 1930, en effet, c'est que les banques centrales doivent assurer dans tous les cas la liquidité bancaire – ce qu'elles ont fait aux Etats-Unis en 2008.

« Le reste n'est qu'affaire de redistribution : des gens vont perdre de l'argent – ceux qui détiennent de la dette d'un pays qui fait défaut ; d'autres en gagner : ceux qui, parce que leur pays a fait défaut, n'ont plus à payer les impôts qui devaient assurer le remboursement de la dette. Mais quand on est membre d'une union politique, on essaie d'éviter que certains perdent tout et que d'autres gagnent beaucoup : on fait des compromis. C'est ce que les ­gouvernements négocient actuellement. Et même si la Grèce, le Portugal et l'Irlande refusaient totalement de payer leur dette – chose impensable –, les pertes occasionnées resteraient inférieures aux fonds propres des banques européennes. Les seules banques insolvables seraient celles de ces pays, qui devraient être restructurées, nationalisées et revendues. Les autres banques de la zone euro subiraient certes de grosses pertes, mais elles ont la capacité de les absorber.

« Dans un système démocratique, il est peu réaliste de penser qu'une région, parce qu'elle est plus riche que les autres, va durablement payer plus que sa part des dépenses communes. Ne nous étonnons pas de voir les Allemands dire : « On n'est pas des vaches à lait ! » L'Histoire nous vient encore en aide : sous l'Ancien Régime, la France s'est agrandie en annexant des territoires dont l'intégration était facilitée par des privilèges fiscaux. Alors que le cœur du royaume avait un système fiscal unifié (les « cinq grandes fermes »), les autres régions (les pays d'états) avaient chacune leurs spécificités et privilèges. Le maintien de ces particularités est vite apparu injuste, et la Révolution française est, en partie, une rébellion du centre, qui décide de réunifier le pays au cordeau, en supprimant les anciennes provinces et en créant des départements sur une base purement géographique et égalitaire.

« L'Union européenne doit donc cesser de compter sur un pays pour payer les factures. Elle doit négocier des compromis non entre pays mais entre groupes sociaux et politiques. En ce sens, Mme Merkel donne le bon exemple en proposant de faire payer en partie les créanciers ou les banques : d'une part c'est sans doute la bonne solution, mais surtout elle parle de groupes d'intérêt, non de pays. Malheureusement, la société civile européenne est peu ­organisée à l'échelle du continent : les partis politiques ne sont pas européens, et les élections ne sont pas synchronisées, ce qui serait la condition de l'émergence d'un débat politique européen.

« Forcément, les tensions sociales augmentent avec les tensions financières : qui va payer ? Les jeunes se plaignent d'être massivement au chômage pendant que les retraités font des croisières autour de la Méditerranée. Ils se sentent victimes et non responsables de la crise et revendiquent plus de formation ou de rémunération du travail ; les retraités les trouvent trop gourmands, tout en se rendant compte qu'il faut des jeunes au travail pour payer leurs retraites et les dépenses maladie ! Mais la tension principale n'est sans doute pas entre générations. Les classes moyennes acceptent mal que trente ans de politique libérale aient conduit partout à un accroissement des hauts revenus... mais non des leurs.

« Quant à la méfiance grandissante vis-à-vis des systèmes financiers, elle aussi responsable de la montée des populismes, elle est en partie justifiée : la finance est l'activité qui s'est le plus mondialisée ces dernières années, qui a le plus bénéficié de la mondialisation... et qui échappe le plus au contrôle des Etats et à l'impôt. Plus grave, elle exige des biens publics son propre salut en cas de crise, mais refuse de les financer ! A Bruxelles, Paris ou Washington, les instances de régulation financière peinent à imposer leurs décisions, parce que les circuits financiers sont trop rapides et aptes à les contourner. D'où la nécessité de ralentir la circulation financière et de la contrôler pour redonner aux politiques une autonomie par rapport aux marchés.

« Cette tension entre “princes” et “marchands” n'est pas nouvelle : depuis le Moyen Age, les princes essaient de contrôler la monnaie et la finance, et les marchands de se mettre à l'abri de toute régulation étatique : ils construisent des entités politiques fictives (Monaco, Jersey, Luxembourg) sur lesquelles ils s'appuient pour être indépendants, rôle qu'ont joué pendant des siècles les Républiques italiennes contrôlées par les multinationales financières de l'époque (les Médicis, par exemple). L'histoire est faite de mouvements de balancier favorisant un pouvoir ou l'autre, l'alternance montrant qu'ils sont complémentaires et interdépendants. Aujourd'hui, l'excès de libéralisation financière empêche les États de fonctionner. La construction d'un véritable espace politique européen débouchant sur un vrai pouvoir financier fédéral est la seule solution à ces ­difficultés. Elle progresse, mais elle doit être accélérée, renforcée et démocratisée. »



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